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Tyrannie des minorités


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Raymond Boudon, en s'appuyant sur l'effet Olson (qu'on peut relier à la théorie des choix publics et à Tocqueville), explique pourquoi les démocraties représentatives sont davantage exposées au gouvernement d'une coalition de minorités organisées en lutte pour la reconnaissance de droits particuliers que par la majorité passive soumise à l'opinion. Dans la construction démocratique, le rôle d'arbitre modérateur de l'opinion majoritaire suppose que le jeu des intérêts rationnels et de la délibération médiatisée par les institutions prime sur la force des passions mimétiques et s'oppose à la corruption par la redistribution. Or on a plusieurs raisons de douter de l'émergence de ce citoyen moyen éclairé par l'opinion raisonnable, en premier lieu la séduction des démagogues sur la foule.

La tyrannie des minorités actives

Ce qui menace les démocraties et la démocratie française plus que d’autres, c’est en fait la tyrannie des minorités plutôt que la tyrannie de la majorité. Pourquoi ? Les sciences sociales me semblent, ici encore, avoir proposé une réponse solide à cette question.

Les sociologues ont toujours été attentifs à l’existence des groupes d’influence, mais, loin d’y voir une menace, ils leur ont parfois attribué un rôle surtout positif. Tocqueville voyait dans les associations, comme on sait, un correctif à la menace de tyrannie de la majorité. Elles représentaient pour lui un équivalent dans les sociétés démocratiques des corps intermédiaires des sociétés aristocratiques. Durkheim estimait, lui, que, en raison du caractère contradictoire de leurs intérêts, les groupes d’influence sont condamnés au compromis. Il en tira la conclusion que le monde des groupes d’intérêt méritait d’être représenté en tant que tel et évoqua la création d’organes représentatifs des intérêts corporatistes qui viendraient contrebalancer la représentation parlementaire. Ces idées exercèrent une grande influence en Europe au début du XXe siècle et elles ont provoqué la création ici ou là d’institutions représentatives du monde des groupes d’intérêt. Le Conseil économique et social français (6) est par exemple une émanation de cette idée.

Plus généralement : on considère à bon droit comme allant de soi que le politique doive tenir compte des intérêts et des idées des groupes d’influence. La théorie politique contemporaine a même adopté à ce propos une catégorie nouvelle : celle de la démocratie délibérative. Mais pas davantage que la démocratie participative, la démocratie délibérative ne saurait à mon sens être sérieusement tenue pour une forme supérieure de démocratie.

La raison en est dans le fait sur lequel un élève de Max Weber, Roberto Michels, a justement attiré l’attention, à savoir le rôle négatif que les groupes d’influence peuvent jouer dans les démocraties, à côté de leur rôle positif. Il a baptisé loi d’airain de l’oligarchie la tendance des gouvernements des nations démocratiques à suivre l’opinion des groupes d’influence plutôt que l’opinion publique et confirmé l’existence de ce phénomène par un ensemble d’observations empruntées aux scènes allemande et italienne dans les premières décennies du XXe siècle. Mais les politologues devaient montrer ultérieurement que les observations de Roberto Michels avaient une portée générale. En dépit de tous ses efforts, il n’a toutefois pas réussi à expliquer de façon véritablement satisfaisante les raisons d’être de sa loi d’airain de l’oligarchie.

C’est à un grand économiste et sociologue américain de notre temps, Mancur Olson, qu’il revenait d’identifier le mécanisme fondamental qui en est responsable. Il a démontré que, lorsqu’un petit groupe organisé cherche à imposer ses intérêts ou ses idées à un grand groupe non organisé, il a de bonnes chances d’y parvenir. En effet, les membres du grand groupe, étant non organisés, ont alors tendance à espérer qu’il se trouvera bien des candidats désireux d’organiser la résistance au petit groupe organisé, et prêts à assumer les coûts que cela comporte. Chacun espère en d’autres termes pouvoir tirer bénéfice d’une action collective qu’il appelle de ses vœux, mais répugne à en assumer les coûts. Comme la plupart tendent à se tenir le même raisonnement, il arrivera bien souvent que le petit groupe organisé ne rencontre guère de résistance et que par suite ils se trouve dans la position de pouvoir imposer ses intérêts et ses idées au grand groupe non organisé, en d’autres termes : au public. Il en résulte un effet que Olson a plaisamment qualifié d’effet d’exploitation du gros par le petit et qu’on peut qualifier simplement d’effet Olson, en hommage à la mémoire de son inventeur.

La sociologie spontanée a en fait repéré depuis longtemps, sinon les rouages, du moins l’existence de ce mécanisme sociologique et créé une notion imagée pour le désigner : celle de la majorité silencieuse. Ce mécanisme explique que bien des gouvernements se montrent sensibles aux exigences des groupes d’influence et imposent dans bien des cas au public des vues que celui-ci ne partage pas. Il explique la loi d’airain de l’oligarchie qui frappe les démocraties : il explique en d’autres termes le pouvoir des lobbys dans la vie démocratique. Sans doute les idées et les intérêts de ces groupes peuvent-ils selon les cas et les conjonctures converger avec l’intérêt général. Mais ils peuvent aussi en diverger. Or la loi d’airain de l’oligarchie tend à conférer un pouvoir indistinctement à tous les lobbys, que les intérêts et les idées de ces lobbys convergent avec l’intérêt général ou non.

Mais ce qu’il importe surtout de relever, c’est que le mécanisme en question se trouve doté d’un formidable surcroît de puissance dans un pays centralisé, où l’exécutif jouit d’un pouvoir dominant. Car, dans ce type de configuration, la vie politique tend à être surtout ponctuée par un face-à-face entre l’exécutif et les groupes d’influence. L’effet Olson permet ainsi d’expliquer une autre thèse célèbre de Tocqueville, irrécusable celle-la : celle selon laquelle un pouvoir démocratique concentré est certes fort en apparence, mais nécessairement faible en réalité. A quoi l’on peut ajouter a contrario qu’un pouvoir concentré ne peut être fort qu’à condition de ne pas être démocratique, comme paraissent l’avoir bien compris, entre autres, les dirigeants de la Chine contemporaine et d’autres régimes autoritaires de notre temps.

En raison de la concentration du pouvoir politique qui la caractérise et qui résulte de son histoire, la France est donc plus exposée que les démocraties voisines à l’effet Olson. Réciproquement, cet effet est dans une certaine mesure neutralisé lorsque le pouvoir politique est davantage partagé, notamment entre l’exécutif et le législatif. On retrouve ici un résultat déjà énoncé, à savoir que la séparation des pouvoirs amplifie le rôle du spectateur impartial et tend ainsi à redonner du pouvoir au peuple. Une fois de plus, Montesquieu et Adam Smith se tendent la main.

L’importance prise en France par le mécanisme identifié par Olson explique toutes sortes de faits. Elle explique par exemple le caractère sacrosaint de la notion de dialogue social, l’une de ces notions dont le sociologue observe facilement que sa traduction littérale dans des langues voisines, en anglais ou en allemand par exemple, ne dit à peu près rien à un anglophone ou à un germanophone. Elle explique les insuffisances chroniques de certaines politiques publiques, comme les politiques d’éducation. Elles sont dues à ce que ces politiques ont été élaborées depuis de longues décennies à partir de compromis passés entre le pouvoir politique et divers groupes d’influence, des syndicats d’enseignants ou d’étudiants aux experts en sciences de l’éducation. Or ces groupes d’influence comportent une forte proportion d’acteurs partiaux. La même analyse pourrait, je crois, être conduite à propos de bien d’autres aspects de la vie politique française.

L’exception française du pouvoir de la rue, une autre expression dont la traduction littérale en anglais ou en allemand est dépourvue de signification pour un anglophone ou un germanophone, s’explique aussi par la raison que la structure du pouvoir politique est davantage dominée par le couple formé par l’exécutif et les divers groupes d’influence chez nous que chez nos voisins. Selon la constitution non écrite à laquelle souscrivent les tenants du pouvoir de la rue, une participation de l’ordre de 10 % doit être tenue comme exprimant la volonté du Peuple.

Le mécanisme identifié par Olson rend également compte de données relevant de l’idéologie, comme le fait que le marxisme ait exercé en France une influence nettement plus durable qu’ailleurs, et généralement que de puissants lobbys y soient capables de définir le politiquement, le moralement, voire l’historiquement correct. Toutes ces données s’expliquent parce que l’influence de groupes d’acteurs partiaux tend à dominer l’influence du spectateur impartial : celle en d’autres termes de l’opinion publique.

Ainsi, contre l’idée reçue qui tend à imputer le politiquement correct à la tyrannie de la majorité, il résulte en réalité plutôt de la tyrannie des minorités. On le vérifie à ce que, sur bien des sujets, le politiquement correct heurte en réalité l’opinion. Car il est le fait davantage de minorités actives et de groupes d’influence que de l’opinion elle-même.

Améliorer la démocratie représentative

Il n’y a donc pas lieu pour conclure de chercher à substituer à la démocratie représentative des formes de démocratie supposées supérieures — démocrate délibérative ou démocratie participative — et de renoncer au principe de la souveraineté du peuple. Ce n’est pas seulement en théorie mais dans la pratique que l’opinion publique joue un rôle fondamental et largement positif dans la vie politique. Toutes les irréversibilités qu’on observe en matière institutionnelle et morale dans les sociétés démocratiques sont une coproduction du politique et du spectateur impartial : du politique et de l’opinion.

Mais, s’il n’y a pas lieu de rechercher une forme de démocratie supérieure à la démocratie représentative, on peut chercher à l’améliorer. La médecine la plus efficace contre la tyrannie des groupes d’influence consiste en une application exigeante des principes fondamentaux du libéralisme politique : notamment le principe de la séparation des pouvoirs. C’est en particulier seulement si le citoyen a le sentiment que le Parlement compte réellement que celui-ci peut atténuer l’influence des minorités actives. Une belle étude comparative du politologue anglo-norvégien Stein Ringen attribue à la France une note sur une échelle d’achèvement de la démocratie inférieure à celle de plusieurs de nos voisins (7). Cela est à mettre en relation avec le fait que le Bundestag, les Communes ou le Storting sont l’objet d’un respect réel de la part du citoyen, ce respect étant dû lui-même à un partage équilibré du pouvoir entre le législatif et l’exécutif, et non, comme on le croit trop souvent, à l’action de données culturelles. Ce disant, je songe particulièrement au poncif indéfiniment décliné par les médias selon lequel il faudrait se résigner à accepter les différences entre la démocratie française et ses voisines, sous prétexte qu’elles émaneraient toutes peu ou prou du contraste entre tradition catholique et tradition protestante.

D’autres facteurs peuvent contribuer dans l’avenir à affaiblir l’influence des minorités actives. Ainsi, grâce à Internet, l’individu qui se sent opprimé par le politiquement correct peut facilement, d’un point de vue technique du moins, mettre en œuvre son droit fondamental d’expression. Généralement, en raison de son influence déflationniste sur les coûts de l’organisation de l’action collective, Internet peut atténuer le poids de l’effet Olson. On observe qu’en Allemagne, le nombre des référendums locaux d’initiative populaire a connu une véritable flambée en une dizaine d’années, sous l’effet sans doute de la diffusion d’Internet.

On peut aussi espérer — mais j’ai conscience de me livrer ici à une sorte d’acte de foi — que l’évolution à long terme de la construction européenne rapprochera la communauté européenne du modèle de la démocratie représentative et revigorera ce modèle chez chacun de ses Etats-membres.

En tout cas, on n’atténuera le scepticisme latent du public et notamment des jeunes Français sur la politique dont témoignent les enquêtes (8) que si l’on retrouve les repères intellectuels que représentent les principes fondamentaux de la théorie libérale de la démocratie, tels qu’ils ont été exprimés par les plus grands, Montesquieu, Adam Smith, Tocqueville et les autres.

Malheureusement, une autre exception française, le pouvoir attribué par le monde politique français à la com, une notion qui intronise une redoutable confusion entre persuader et convaincre et dont on observe qu’elle est, elle aussi, sans réel équivalent en anglais ou en allemand, jette des doutes sur la considération qu’il accorde au spectateur impartial, puisque cette notion — la com — est porteuse d’une représentation aussi méprisante qu’erronée du citoyen, représentation selon laquelle celui-ci serait manipulable à merci.

http://www.asmp.fr/travaux/communications/…9_27_boudon.htm

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Raymond Boudon, en s'appuyant sur l'effet Olson (qu'on peut relier à la théorie des choix publics et à Tocqueville), explique pourquoi les démocraties représentatives sont davantage exposées au gouvernement d'une coalition de minorités organisées en lutte pour la reconnaissance de droits particuliers que par la majorité passive soumise à l'opinion. Dans la construction démocratique, le rôle d'arbitre modérateur de l'opinion majoritaire suppose que le jeu des intérêts rationnels et de la délibération médiatisée par les institutions prime sur la force des passions mimétiques et s'oppose à la corruption par la redistribution. Or on a plusieurs raisons de douter de l'émergence de ce citoyen moyen éclairé par l'opinion raisonnable, en premier lieu la séduction des démagogues sur la foule.

http://www.asmp.fr/travaux/communications/…9_27_boudon.htm

Intéressant mais l'auteur semble oublier que la pleine séparation des pouvoirs n'a pas empêché non plus l'émergence de la tyrannie de la minorité dans d'autres pays. Certe la France est un cas, mais ne soyons pas nombrilistes.

J'aurais aimé savoir quelles étaient les propositions pour éviter ce pouvoir de nuisance.

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Intéressant mais l'auteur semble oublier que la pleine séparation des pouvoirs n'a pas empêché non plus l'émergence de la tyrannie de la minorité dans d'autres pays. Certe la France est un cas, mais ne soyons pas nombrilistes.

Boudon croit dans la vertu intrinsèque de la démocratie représentative pour produire de la délibération rationnelle, modérée par le poids de l'opinion qui tend vers la position du juste milieu, sorte d'arbitre impartial qui permet l'équilibre des décisions. Mais en même temps c'est justement cette propension à la pondération qui pousse l'opinion majoritaire vers le conformisme. Or la passivité appelle le succès des démagogues exploitant le poids croissant du politiquement correct. Ce même conformisme expose donc la majorité silencieuse à devenir victime de la tyrannie de groupes minoritaires mais plus actifs et mieux organisés. D'où les privilèges exorbitants que peuvent obtenir des corporations ou des minorités revendicatives au détriment de la majorité atomisée, masse d'individus déresponsabilisés et incapables de se défendre. Cet effet Olson conduit logiquement à la multiplication des droits créances. A mon avis il y a donc effectivement une aporie dans la volonté de remettre le spectateur impartial au centre de la délibération démocratique, tant qu'on veut la fonder sur le consensus médiant.

J'aurais aimé savoir quelles étaient les propositions pour éviter ce pouvoir de nuisance.

Boudon explique que les minorités actives extorquent d'autant plus d'avantages que le régime est centralisé, que les pouvoirs sont concentrés et ne sont pas arrêtés par des contre-pouvoirs. C'est une lecture libérale classique. Il propose donc de revenir aux fondements de la démocratie représentative posés par Adam Smith et Montesquieu, mais il se trompe en espérant qu'elle puisse émerger de la machinerie procédurale de l'Union Européenne.

D'autre part à la fin de son allocution, il dit que c'est aux individus de se responsabiliser pour combattre le politiquement correct. Notamment par le moyen des nouvelles possibilités d'association et d'information qui leur sont offerts grâce aux réseaux sociaux, pour réagir contre les revendications arbitraires des groupes les plus agressifs et souvent aussi les plus subventionnés.

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Il a démontré que, lorsqu’un petit groupe organisé cherche à imposer ses intérêts ou ses idées à un grand groupe non organisé, il a de bonnes chances d’y parvenir.

De l'espoir pour les libéraux donc.

Ah non je n'avais pas vu 'organisé', au temps pour moi.

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Oui, mais si les libéraux s'organisent pour s'imposer, sont-ils encore libéraux ?

Je ne vois pas le paradoxe : ce que les libéraux condamnent, ce n'est pas l'organisation en elle-même (encore moins pour arriver à ses fins dans le respect du droit).

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Freejazz, toujours pertinent. Je note que la critique de Hayek concernant la démocratie dévoyée porte également sur la propension à se faire la caisse de résonnance des intérêts particuliers. Ajoutant que cette réflexion sur les coalitions est particulièrement nécessaire pour comprendre l'UE : à tous les niveaux de l'élaboration législative et règlementaire, de la commission, au conseil jusqu'au parlement, les différents lobbies, groupes d'intérêt et de pression participent pleinement et ouvertement au processus. Même les europhiles les plus convaincus, comme le citoyen belge Paul Magnette (auteur d'un relativement intéressant "régime de l'union européenne" paru aux presses de sciences po) : après tout, si c'est pour la bonne cause, tous les moyens sont bons, même big business et big governement.

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