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Tolérance : De La Vertu Individuelle à La Logique Institutionnelle


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La tolérance se présente toujours, actuellement, comme une vertu moderne fondée sur le respect de l’individu. Et nous pouvons, sans crainte de nous tromper, affirmer que c’est cet héritage de la modernité que nous retrouvons aujourd’hui dans les pratiques constitutionnelles des sociétés démocratiques telles que, par exemple, les États-Unis, le Canada, le Québec, l’Angleterre ou la France.

En dernière analyse, admettons que la tolérance fait inévitablement référence à la pratique, à la vie de tous les jours, au face à face des individus dans des contextes particuliers qui sont les leurs (1) . C’est du moins ce que suggère la définition de la tolérance, dans la mesure où elle indique que l’expression des opinions, des croyances et des actions relève de la seule instance de la conscience individuelle (2).

Or, les sociétés modernes démocratiques et pluralistes sont, depuis déjà longtemps, engagées dans un processus d’élargissement et d’accroissement des sphères et du sens de la tolérance, c’est-à-dire dans un processus de multiplication et de diversification des contextes particuliers où la tolérance est maintenant reconnue ou jugée souhaitable. En ce qui concerne le droit, cette évolution se manifeste par des changements d’attitude, par exemple à l’égard de la dissolution familiale, du concubinage ou des différentes formes de « déviances » sexuelles, mais aussi de nombreuses autres pratiques.

Il ne s’ensuit pas pour autant que nos sociétés modernes soient, à proprement parler, tolérantes. Pensons à l’exclusion ou au racisme ordinaire, pour ne rien dire des crimes haineux. L’intolérance a aussi son lot dans notre réalité. C’est ce que confirment différents événements ayant défrayé les manchettes ces dernières années. La question du « voile islamique », qui a secoué l’opinion publique tant en France qu’au Québec, montre de façon exemplaire, si besoin était, que la tolérance reste un sujet de préoccupation, au demeurant fort complexe.

Si la tolérance est avant tout une question pratique du vivre ensemble, sa complexité nous amène inévitablement à une réflexion philosophique sur cette pratique et sur ses présupposés. Le droit étant « la prose » du monde moderne, quoi de plus normal en conséquence que d’examiner cette exigence de tolérance à la lumière de la philosophie du droit.

Étudier la tolérance du point de vue de la philosophie du droit n’est pourtant guère possible si l’on ne s’intéresse pas aux transformations historiques du sens de ce terme afin de comprendre la pluralité de significations qu’évoque le mot aujourd’hui. Deux de ces significations nous semblent plus fondamentales : la tolérance comme exigence pour l’individu et la tolérance comme caractéristique des institutions politiques et juridiques. L’ordre que nous suivrons est donc le suivant : dans un premier temps, nous rappellerons rapidement et à grands traits certains événements majeurs de l’histoire qui ont marqué le discours philosophique moderne de la tolérance. Puis, dans un deuxième temps, nous aborderons la question de la pluralité de sens que la tolérance véhicule aujourd’hui, en insistant sur la différence entre la tolérance comme exigence individuelle et la tolérance institutionnelle.

La tolérance et la modernité

Il convient d’entrée de jeu de dire que les sociétés prémodernes étaient aussi, à leur manière et dans une mesure non négligeable, des sociétés tolérantes (3) . Si nous examinons les sociétés occidentales de l’Antiquité, comme celles du Moyen Âge, force est de reconnaître qu’elles comportaient de larges sphères de tolérance. Ces sociétés étaient pluralistes, tant sur le plan humain, sociologique, culturel que juridique. Pour le dire autrement, si ces sociétés étaient fortement inégalitaires et si l’exercice du pouvoir politique y était généralement réservé de façon exclusive à une seule caste, bien souvent elles toléraient néanmoins un degré élevé de différences ethniques, culturelles ou religieuses. La remarque est importante, nous semble-t-il, car elle suggère que, dans une large mesure, ce fut l’avènement de la modernité qui introduisit le problème de la tolérance tel que nous le connaissons aujourd’hui.

En fait, la modernité (à partir du 16e siècle) s’est manifestée sur le plan juridique, aussi bien que politique, par l’instauration de régimes absolutistes. L’absolutisme juridique et politique a vu le jour avec la modernité et reste intimement lié à elle. Or, cet absolutisme a sonné le glas de l’ancien pluralisme au profit du Roi, de l’État, de la Nation, de la Religion et de la Loi. La modernité, comme fait historique, se caractérise ainsi par la volonté, venue d’en haut, de prendre en main les individus, de leur indiquer le chemin à suivre, de les éduquer, c’est-à-dire de les façonner selon les besoins de l’État. L’éducation « publique » est caractéristique de l’absolutisme, et elle demeure un des piliers du monde contemporain.

On pourrait donc s’attendre à ce que les premiers systèmes de pensée de la tolérance soient anti-absolutistes. La chose, nous le verrons, est loin d’être aussi simple. La Religion, a contrario de l’État-Nation ou de la Loi, – parce qu’elle contenait déjà, comme le montre entre autres l’argumentation de Locke, une remise en cause de l’absolutisme en matière de religion et une défense de la liberté de conscience – représente en un sens le secteur le plus faible de l’absolutisme du 17e siècle et le plus ouvert à la critique. Il n’est donc pas surprenant que ce soit sur le champ de la tolérance religieuse que se soit déroulé pour la première fois le combat moderne pour la tolérance, c’est-à-dire pour la liberté de penser, de juger et d’agir selon sa conscience dans les affaires privées.

Cependant, il est intéressant de remarquer que les premiers théoriciens de la tolérance, Bayle, Hobbes, Spinoza et même, à sa manière, Locke, du moins dans un premier temps, ont tous fait de l’absolutisme politique une condition de la possibilité d’existence de tolérance religieuse. Tous pensaient en effet qu’un pouvoir politique trop faible risquait de devenir le jouet d’une faction religieuse particulière à l’exclusion des autres, que la tolérance n’était possible que comme résultat de l’intervention d’un pouvoir politique fort, même si, tout particulièrement pour Locke, il importait au plus haut point de limiter le domaine dans lequel ce pouvoir fort était susceptible d’exercer sa puissance. Cet appui que la tolérance religieuse trouve, dans un premier moment, dans l’absolutisme politique est fondamental, car il indique le lien étroit qui, dès l’origine, existe entre une certaine forme de souveraineté politique et la tolérance comme liberté de conscience dans les affaires privées.

Dans ce combat, l’œuvre de John Locke constitue un jalon important, car, dans sa célèbre Lettre sur la tolérance (1689) (4) puis dans Les Deux Traités du Gouvernement (1690) (5), Locke, tout en conservant la conception de la souveraineté de ses prédécesseurs (6), conçoit, pour la première fois, la tolérance comme une limite imposée au pouvoir souverain. Dans le monde anglo-saxon, John Locke reste de la sorte la figure emblématique de l’exigence de tolérance. Il n’est donc pas sans intérêt de rappeler que Locke, qui avait reçu une formation théologique puis abandonné une carrière ecclésiastique, était ainsi particulièrement bien formé pour réfléchir sur la tolérance religieuse. Cependant, lorsque Locke écrit sur la tolérance religieuse, il faut comprendre cette tolérance comme un paradigme tout aussi bien applicable à la tolérance politique. Car ce que Locke vise, ce n’est pas seulement de montrer l’absurdité de l’intolérance d’un point de vue religieux, ce que d’autres avaient fait avant lui, mais d’établir la tolérance comme un fait politique.

Une grande partie de la force de l’argument de Locke, en faveur de la tolérance en matière de religion, vient d’ailleurs de sa simplicité : la tolérance en faveur de ceux qui diffèrent des autres en matière de religion, est si conforme à l’Évangile de Jésus-Christ et au sens commun de tous les hommes, qu’on peut regarder comme une chose monstrueuse qu’il y ait des gens assez aveugles pour n’en voir pas la nécessité et l’avantage, au milieu de tant de lumière qui les environne (7) .

Il y a donc deux fondements à la tolérance : l’Évangile et le sens commun, c’est-à-dire l’obligation et l’avantage. Il s’ensuit, et il importe de le souligner, que Locke ne concevait nullement la question de la tolérance sous l’angle d’un droit moral (rights) de la personne. Aucune des deux sources de la tolérance ne fait non plus référence à l’individu comme tel.

La première source, la tolérance enseignée par l’Évangile, condamne en fait l’intolérance comme un vice, comme la négation d’une « Église vraiment chrétienne (8)». C’est donc un argument de poids de devoir soumettre l’individu et les gouvernements à une exigence de tolérance évangélique et christique.

La seconde source, qui fut sûrement celle qui a suscité le plus d’intérêt a posteriori est un argument pragmatique et utilitaire : l’intolérance est source de désordres politiques et de violences, c’est donc au nom du sens commun et de l’avantage économique et commercial que cela procure à la société qu’il faut respecter la conscience individuelle même dans ses égarements (9).

La conjonction des deux arguments indique cependant que le second d’entre eux ne doit pas être vu de façon purement prudentielle. En effet, Locke ne dit pas que la tolérance est de l’ordre du « juste », mais que, pour des raisons de sécurité et d’ordre public, l’État et le citoyen doivent néanmoins s’y plier. Selon Locke, c’est simplement un non-sens pour l’État que de s’immiscer dans les affaires privées du citoyen et spécifiquement dans ses croyances religieuses. L’intolérance est inadéquate dans une société bien ordonnée et le fait qu’elle constitue une ineptie politique est le signe qu’elle peut représenter un foyer de désordre possible.

Le concept qui consiste à distinguer rigoureusement entre ce qui regarde le gouvernement civil et ce qui appartient à la religion, ou plus précisément au domaine des libertés individuelles (10), est récurrent chez Locke et, par la suite, deviendra central dans le libéralisme classique. Le but du gouvernement politique est de favoriser les intérêts civils des citoyens, leur liberté, l’accroissement de leurs biens temporels, mais rien d’autre. Pareil objectif impose des limites strictes à ce que l’État peut faire, aux buts qu’il peut se donner, aux moyens qu’il peut légitimement mettre en œuvre.

Cette conception paradigmatique de la tolérance chez Locke peut être schématisée à partir des trois axes suivants :

1. La tolérance est une disposition d’esprit ou de conscience, concrétisée comme une règle de conduite consistant à s’interdire toute intervention coercitive à l’égard de personnes ne partageant pas des convictions identiques aux nôtres.

2. La tolérance est une expression du sens commun. Les questions soumises à la conscience de chaque personne ne peuvent simplement pas être l’objet, rationnellement, d’une régulation extérieure.

3. La tolérance classique, stricto sensu, résulte de la démarcation entre les questions soumises à la seule autorité de la personne individuelle et les questions portant sur le bien commun. La tolérance institutionnalise cette démarcation en légitimant des actions qui n’empiètent pas sur la vie d’autrui, sur sa liberté et sur ses biens à l’intérieur d’une législation étatique.

Une telle notion de la tolérance la définit, non pas comme un droit, mais comme une vertu essentiellement moderne, parce qu’inséparable d’une certaine conception de l’individu. Vue de cette façon, la tolérance demeure toujours une disposition d’esprit où l’individu se soumet à l’obligation de respecter les choix, les convictions et les valeurs d’autrui, tels que confirmés rationnellement par le tribunal de la conscience et affirmés par une législation étatique.

Ce qui confirme cette disposition comme une vertu moderne, c’est qu’elle impose le respect des choix, des convictions et des valeurs des autres, non pas parce que celles-ci sont bonnes ou réfléchies, mais par pur respect de l’individu qui est l’auteur de ces choix. Il ne s’agit nullement de la reconnaissance d’un positionnement de droit, même si chacun a la liberté de préférer sa propre conception du monde, mais d’une vertu, le respect d’autrui, dont la qualité fondamentale est de pouvoir mettre en œuvre un dialogue sur le bien-fondé des convictions des uns et des autres. Mieux, une société tolérante de ce point de vue est une société où un tel dialogue a lieu. Une société où chacun reste campé sur ses positions, regarde l’autre avec méfiance et où aucun dialogue n’est possible entre les tenants des convictions opposées, n’est pas une société où la tolérance règne, même si nul n’y est, à proprement parler, lésé en raison de ses convictions différentes.

Nous retrouvons dans une large mesure des arguments semblables chez Bayle (11) , chez Voltaire (12), et chez d’autres penseurs de la modernité naissante, sans pour autant que les variantes qu’ils nous proposent puissent faire l’objet d’analyses dans ce cadre (13) .

De la vertu individuelle à la logique institutionnelle

Quoique l’argumentation soit développée de manière différente, la tolérance se présente toujours, actuellement, comme une vertu moderne fondée sur le respect de l’individu. Et nous pouvons, sans crainte de nous tromper, affirmer que c’est cet héritage de la modernité que nous retrouvons aujourd’hui dans les pratiques constitutionnelles des sociétés démocratiques telles que, par exemple, les États-Unis, le Canada, le Québec, l’Angleterre ou la France. En fait, la tolérance y apparaît toujours comme un savant équilibre entre les libertés individuelles et les exigences sociales, politiques et économiques qui en sont inséparables, mais aussi toujours comme plus qu’un simple modus vivendi résultant d’un pur raisonnement de prudence.

Cette conception, la première des deux grandes formes que prend la tolérance dans le monde moderne, a comme particularité de faire reposer tout le poids de la tolérance, aussi bien théorique que pratique, sur l’individu seul. C’est à l’individu d’assurer la tolérance dans la société et c’est en ce sens que la tolérance constitue à proprement parler une vertu. Or cette exigence morale ou de civilité va évoluer dans la pensée contemporaine, et plus précisément dans la philosophie du 20e siècle, où la tolérance sera de plus en plus perçue comme un attribut des institutions. Selon cette conception, c’est aux institutions qu’il revient d’être tolérantes. En un sens, la tolérance doit être l’âme des institutions. Elle n’est plus uniquement une exigence de respect des uns à l’égard des autres, mais une obligation institutionnelle, définissant une société juste, c’est-à-dire une société respectant un certain ensemble de droits individuels.

Ce déplacement de la thématique de la tolérance des individus vers les institutions et la soumission de ces dernières à un test philosophique en vue d’assurer la tolérance aux minorités visibles ou invisibles est un phénomène typique de la philosophie de la fin du 20e siècle, du libéralisme contemporain et surtout de certains de ses développements récents visant la mise en place d’une société pluraliste. Des auteurs comme John Rawls (14) , Ronald Dworkin (15), ou Richard Rorty (16) , entre autres, incarnent cette conception de la tolérance.

Mais, plus généralement, elle se manifeste dans l’idéal de la neutralité de l’État, laquelle peut être vue comme la forme de réalisation par excellence de la tolérance contemporaine dans une certaine pensée politique. Mais avant de nous pencher théoriquement sur cet idéal, il importe de voir d’abord comment cette nouvelle conception de la tolérance se met en place via un double déplacement théorique.

D’abord s’agit-il d’un déplacement « individualiste » ? Alors que Locke fait de l’individu le lieu d’explication de la tolérance, le libéralisme contemporain, partisan d’un arrangement institutionnel, insiste plutôt sur l’individu comme lieu idéologique. Là où Locke fait reposer la tolérance sur une disposition d’esprit, une vertu individuelle, le respect de l’autre, les contemporains considèrent au contraire la question sous un angle rationnel, comme la question des « choix » individuels et les moyens institutionnels de les protéger. Plus encore, la perspective du « choix » devient le lieu privilégié d’explication de l’homme. Le libéralisme contemporain admet que la totalité contextuelle n’est pas choisie. Il postule toutefois que cet ensemble contextuel n’exerce aucun ascendant moral sur nos choix. Même si les choix qui sont faits par les individus dépendent manifestement du contexte dans lequel ceux-ci naissent puis agissent (contexte social, historique, langagier, communautaire, religieux, économique, etc.), le libéralisme tient cependant pour acquis que ces contextes n’ont pas de statut moral et que les individus n’ont aucun « devoir » envers les contextes dans lesquels ils vivent. Le contexte étant ainsi dépourvu de valeur, l’individu est donc libre d’effectuer ses choix sur le « marché » de la vie, sans contraintes ni devoirs contextuels. Pour que ce choix soit libre, il faut alors une structure institutionnelle rationnelle qui lève les contraintes contextuelles et offre aux individus une égalité dans l’exercice de leurs choix.

S’agit-il ensuite d’un déplacement « axiomatique » ? En fait, l’idéal de neutralité repose sur l’idée, qu’on trouve déjà chez Locke et qui constitue le cœur du libéralisme politique depuis Mill (17) . Selon cette idée, l’État n’a pas à s’immiscer dans ce qui relève de la compétence exclusive des individus, et tout particulièrement dans le fait que chaque individu a le droit de choisir sa propre conception du bien, celle qui va guider sa vie, laquelle est par définition légitime et reste une affaire parfaitement individuelle, tant qu’elle n’empiète pas sur les libertés ou les biens d’autrui. Comme le choix du «bien» est réservé à l’individu, l’État n’a pas pour rôle de se substituer à ce choix, ni d’imposer aux personnes une conception particulière du bien, même si celle-ci est généreuse et ouverte. Pour le libéralisme, pareille tentative tombe sous le coup de ce que Kant dénonçait déjà sous le terme de «paternalisme». Le rôle de l’État se limite alors à être « juste », c’est-à-dire à mettre en place, par l’entremise des institutions, des conditions de choix qui soient égales pour tous. D’où, d’ailleurs, la préoccupation dominante du libéralisme de fonder des institutions « justes », c’est-à-dire des institutions qui ne favorisent personne au détriment des autres. Mais aussi, par la construction même d’une hiérarchie réservant le concept de « justice » à l’usage idéologique par l’État et le concept de « biens » au niveau privé, c’est la non-problématisation de ce concept dit de « justice » (comme vertu des institutions de l’État) qui l’annihile et l’obscurcit au détriment de tout débat démocratique quant au sens à accorder à ce concept.

L’idéal de la neutralité a comme objectif, entre autres, de protéger les individus dans des situations ou les contextes qu’ils n’ont pas choisis. La neutralité protège la liberté individuelle, conçue comme liberté de faire des choix individuels et elle empêche, ou du moins vise à empêcher, que les individus soient contraints par des contextes qu’ils ont hérités et qu’il leur a été impossible de choisir. Pensons, par exemple, à l’égalité des chances, à la volonté que chacun, indépendamment de son origine socioéconomique ou ethnique, ait le même accès au système scolaire. Ainsi vue, la tolérance est un paradigme faisant appel à une universalité normative, une normativité qui doit être « égale » pour tous et de laquelle découle l’absence stricto sensu de différences de statut juridique entre les différentes catégories de citoyens. La tolérance ainsi conçue constitue un argument puissant contre toute forme de discrimination et de différenciation sociale non fondée.

Cette façon de concevoir la tolérance peut se résumer en trois points :

1. La tolérance est une « vertu » essentielle de l’État, des institutions, des arrangements collectifs, etc.

2. La tolérance exige que ces institutions soient neutres face aux convictions individuelles et impose que ces dernières n’empiètent pas sur la vie, la liberté ou les biens d’autrui.

3. La tolérance relève du domaine de la liberté. Le langage de la tolérance comme vertu est aujourd’hui largement remplacé par un langage qui considère l’exigence de tolérance comme une protection «institutionnelle». La tolérance exige en conséquence la mise en place d’un dispositif normatif et institutionnel qui rende l’intolérance non acceptable et la place hors la loi.

La tolérance apparaît alors comme une logique abstraite, normativement universelle et quasi « scientifique », une technique institutionnelle qui vise à façonner les arrangements sociaux en leur imposant de correspondre à un certain idéal philosophique de la justice. Cette logique est ainsi appliquée aux institutions de manière à ce qu’elles deviennent tolérantes face aux complexités contextuelles (socioéconomiques) et à la pluralité des expressions ethniques et culturelles dans nos sociétés modernes.

par Bjarne Melkevik, professeur à la Faculté de droit de l'Université Laval, à Québec

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Extrait du chapitre «Tolérance et modernité du droit aujourd’hui » publié dans le livre Tolérance et modernité juridique, Québec, Les Presses de l’Université Laval, coll. Diké, 2006, p 15 – 24. Reproduit avec l’autorisation des Presses de l’Université Laval.

Notes

1. La première version de ce texte a été rédigée pour une conférence donnée le 13 mai 1996, à l’Université McGill à Montréal. Cette conférence a été reprise pour former une deuxième version, écrite avec Paul Dumouchel, intitulée « Penser la tolérance aujourd’hui », Paul Dumouchel et Bjarne Melkevik (dir.), Tolérance, pluralisme et histoire, Montréal et Paris, L’Harmattan, coll. èthikè, 1998, p. 15-24. Nous proposons ici pour le livre Tolérance et modernité juridique la version originale légèrement modifiée.

2. Paul Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Société du nouveau Littré, Le Robert, 1966, tome 6, p. 564 et 565. Tolérer : « Considérer avec une certaine indulgence une chose qu’on n’approuve pas et qu’on pourrait blâmer ou condamner formellement ». Tolérance : « Le fait de tolérer quelque chose, de ne pas interdire ou exiger, alors qu’on pourrait ; liberté qui résulte de cette abstention. » Voir Jean-Marc Trigeaud, Justice et tolérance, Bordeaux, Bière, 1997.

3. Norbert Rouland, L’État français et le pluralisme. Histoire politique des institutions publiques de 476 à 1792, Paris, Éditions Odile Jacob, 1995 ; André-Jean Arnaud, Pour une pensée juridique européenne, Paris, Presses universitaires de France, coll. Les voies du droit, 1991.

4. John Locke, Lettre sur la tolérance et autres textes, Paris, Flammarion, GF, no 686, 1992 ; John Locke, Lettre sur la tolérance, préface Raymond Klibansky, Paris, Presses universitaire de France, coll. Quadrige, 1995.

5. John Locke, Les deux traités du gouvernement, Paris, Vrin, 1977.

6. Crawford Brough Macpherson, The Political Theory of Possessive Individualism, Hobbes to Locke, Oxford, Oxford University Press, 1962, p. 310 (traduction française, idem, La théorie politique de l’individualisme possessif de Hobbes à Locke, Paris, Gallimard, 1971).

7. John Locke, Lettre sur la tolérance et autres textes, op. cit., p. 167.

8. Ibid., p. 166.

9. Rappelons ici la réputation d’Amsterdam au 17e siècle, comme ayant bâti pouvoir et fortune sur la « tolérance religieuse » : voir Henry Méchoulan (dir.), Amsterdam au XVIIe siècle, marchands et philosophes : les bénéfices de la tolérance, Paris, Autrement, coll. Mémoires, no 23, 1993.

10. Ibid., p. 168 ; voir : John Locke, Traité du gouvernement civil, op. cit.

11. Pierre Bayle (1647-1706), De la tolérance : commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ « contrains-les d’entrer », Paris, Presses-Pocket, coll. Agora, Les classiques n° 113, 1992. Sur Bayle, voir Bjarne Melkevik, Rendre justice à Bayle : à propos de la tolérance et du droit, dans Bjarne Melkevik et Jean-Marc Narbonne (dir.), Une philosophie dans l’histoire. Hommages à Raymond Klibansky, Québec, Les Presses de l’Université Laval, coll. Zêtêsis, 2000, p. 289-305 ; repris dans Tolérance et modernité juridique, op. cit., p 29-44.

12. Voltaire (1694-1778), Traité sur la tolérance, Paris, Flammarion, coll. GF, no 552, 1989.

13. Voir cependant Bjarne Melkevik, Rendre justice à Bayle : à propos de la tolérance et du droit, op. cit., repris dans Tolérance et modernité juridique, op. cit.

14. John Rawls, Libéralisme politique, Paris, PUF, 1995 ; idem, Justice et démocratie, Paris, Seuil, 1993 ; idem, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 2e édition, 1987. Sur Rawls, voir Bjarne Melkevik, Rawls ou Habermas. Une question de philosophie du droit, Québec, Les Presses de l’Université Laval, coll. Dikè, 2002, ou en langue espagnol, Rawls o Habermas. Un debate de filosofía del derecho, Bogotá, Universidad Externado de Colombia, Serie de Teoría y Filosofía del Derecho no 42, 2006

15. Ronald Dworkin, L’empire du droit, Paris, PUF, 1994 ; idem, Prendre les droits au sérieux, Paris, PUF, 1995 ; idem, Une question de principe, Paris, PUF, 1996 ; idem, Life’s Dominium : an argument about aborting, euthanasia, and individual freedom, New York, Knopf, 1993 ; idem, Freedom’s Law, Cambrigde (Mass.), Harvard University Press, 1996 ; idem, Sovereign Virtue : the theory and practice of equality, Cambrigde (Mass.), Harvard University Press, 2000.

16. Richard Rorty, Science et solidarité : la vérité sous le pouvoir, Combas, Éditions de l’Éclat, 1990 ; idem, L’homme spéculaire, Paris, Seuil, 1998 ; idem, Objectivisme, relativisme et vérité, Paris, PUF, 1994.

17. Bjarne Melkevik, Horizons de la philosophie du droit, Paris, L’Harmattan, et Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1998, repris 2004 dans la collection Dikè, p. 66-72.

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