Aller au contenu

Les Artistes Sont Les Nouveaux Aristocrates


Taranne

Messages recommandés

''Les artistes sont les nouveaux aristocrates''

par Dominique Simonnet

«J'aurais voulu être un artiste, criait le chanteur, […] Pour pouvoir être un anarchiste et vivre comme un millionnaire.» Difficile d'être plus clair: l'artiste est bien le héros envié des temps modernes, un privilégié qui dispose, sinon de la fortune, du moins de l'influence et de la notoriété, tout en revendiquant pourtant sa marginalité. C'est ce paradoxe qu'analyse ici Nathalie Heinich, sociologue au CNRS et auteure d'un livre brillant, L'Elite artiste (Gallimard). Cette intellectuelle le dit au risque de faire grincer des dents: aujourd'hui, dans les démocraties, les artistes forment la nouvelle aristocratie. Elle raconte comment on est passé de l'ancien stéréotype du créateur famélique et maudit à celui du provocateur omniprésent, qui renvoie d'emblée tous ses détracteurs dans le camp des conservateurs. Et si c'était le contraire? Et si l'avant-garde était en réalité réactionnaire?

Les artistes sont omniprésents dans notre société, non plus seulement par leurs créations, mais aussi par la grande influence qu'ils exercent dans de nombreux domaines, au point qu'on peut se demander s'ils ne forment pas une caste qui ne dit pas son nom.

Le mot est fort. Il est vrai que, dans le milieu du spectacle notamment, on voit désormais se perpétuer des dynasties: les enfants de comédiens deviennent comédiens, des enfants de réalisateurs deviennent réalisateurs. C'est une forme de reproduction familiale qui pourrait s'apparenter à une caste. En tout cas, les artistes forment une catégorie sociale qui possède des valeurs communes et un véritable poids. La moindre pétition, par exemple, se doit d'accueillir la signature d'artistes, même s'ils ne sont pas compétents sur le sujet. Plus encore, en dépit du problème actuel des intermittents, cette catégorie dispose de privilèges et d'avantages que n'avaient pas les peintres, les sculpteurs, les musiciens ou les écrivains d'autrefois. Cela est particulièrement évident dans le domaine légal: depuis deux siècles, le droit d'auteur n'a cessé d'être toujours plus protecteur pour les créateurs. Indéniablement, les artistes constituent une nouvelle élite.

Comment cette figure de l'artiste s'est-elle à ce point institutionnalisée? Jadis, à l'image de François Villon, les poètes, les baladins étaient plutôt des mauvais garçons, des marginaux.

Attention! L'idée du poète maudit, de la figure du marginal qu'incarne Villon, est une invention a posteriori. Sous l'Ancien Régime, toutes ces professions appartenaient à des catégories très différentes et personne n'avait l'idée d'en faire un ensemble social homogène. Les «artistes», cela n'existait pas. On faisait la différence entre, d'une part, les «arts libéraux», non lucratifs, comme la rhétorique, la logique, les mathématiques, la musique, et, d'autre part, les «arts mécaniques», manuels, comme la peinture et la sculpture, que l'on exerçait, eux, en vue de gagner sa vie. Les musiciens et les écrivains étaient employés à la Cour, trouvaient des cachets auprès des mécènes et négociaient avec les libraires la publication de leurs livres (les droits d'auteur n'existaient pas). De leur côté, les peintres et les sculpteurs exerçaient en ville, dans des échoppes où ils vendaient des œuvres religieuses qui servaient d'objets de culte et des portraits de famille mineurs: ils étaient artisans, statut inférieur. Rares étaient ceux qui bénéficiaient d'un mécénat royal et princier. Quant aux interprètes de musique et de théâtre, ils étaient bien peu considérés. Dans les bons milieux, on ne recevait pas les comédiens chez soi, pas plus que les prostituées.

Sait-on alors à quel moment est apparu le concept d' «artiste»?

Les choses ont changé à la Révolution. Celle-ci a supprimé les corporations et les académies. Fallait-il alors mettre les peintres sous le régime de la patente, en les considérant toujours comme des commerçants et des artisans, ou leur donner un statut libéral (qui les en exonérerait)? Cela s'est joué à un cheveu, au cours de débats passionnés à l'Assemblée. Les partisans de la «conception libérale de l'art» l'ont emporté. La peinture est alors devenue un art libre, intellectuel et non manuel. En 1793, après la suppression des Académies royales, est fondée la Commune des arts, qui deviendra l'Institut national. Et le mot «artiste» apparaît pour la première fois dans le vocabulaire administratif dans la loi de finances du 22 octobre 1798. Il a d'abord concerné les peintres, puis s'est étendu à l'ensemble des créateurs, comédiens, chanteurs, danseurs…

C'est donc une nouvelle catégorie sociale qui naît?

Oui. Artiste, cela devient une identité qui, dans les bonnes familles, permet d'accepter un certain déclin: les enfants d'aristocrates, qui ne peuvent plus espérer les positions politiques et économiques de leurs parents, se replient vers la peinture et la poésie pour ne pas déchoir socialement. Au XIXe siècle, nombre de fils de bourgeois voient eux aussi dans l'art une manière de maintenir un privilège sans pour autant être enfermés dans l'image sociale peu valorisée du «bourgeois». Et les enfants de prolétaires y trouvent un moyen de sortir de leur classe peu privilégiée. On assiste donc à une convergence vers cette catégorie, «artiste», qui constitue comme un recours pour tous les milieux, d'autant qu'à cette époque la peinture se popularise avec les Salons et la littérature se diffuse grâce à l'essor des feuilletons et des journaux. Aujourd'hui encore, si un enfant ne réussit pas sa scolarité, on espère le voir se lancer dans le cinéma ou la production. C'est toujours une façon de ne pas décliner socialement.

Mais tout le monde ne peut devenir artiste.

Qu'ils soient issus de milieu populaire, bourgeois ou aristocratique, ces gens ne peuvent en effet pas tous s'insérer dans un marché qui n'est pas extensible, et n'ont pas la formation qui leur permettrait d'exploiter leur talent. D'où une forte paupérisation de cette population dès le XIXe siècle. Les peintres qui ne veulent pas s'abaisser à vendre des enseignes ont des difficultés à trouver des commandes. Se développe alors l'idée de la «vocation»: on ne fait pas de l'art afin de gagner de l'argent, mais parce qu'on est né pour cela. Auparavant, la vocation était exclusivement religieuse. Désormais, elle se projette sur les artistes en se couplant avec la valorisation de leur singularité: il est bien d'être original, en marge, hors du commun.

C'est le mythe de la bohème: le génie méconnu, famélique, sans le sou dans sa mansarde.

Oui. A partir des années 1830, de plus en plus de romans mettent en scène des artistes, ce qui était jusque-là inédit. Le plus bel exemple est Le Chef-d'œuvre inconnu, d'Honoré de Balzac: un jeune novice demande à sa bien-aimée de poser pour son maître afin que celui-ci puisse achever son chef-d'œuvre, le portrait de la Belle Noiseuse. L'affaire tourne au drame… Le maître, devenu fou, détruit sa toile en voulant la parfaire et meurt; le jeune homme, qui a sacrifié la femme à son art, perd son amour mais gagne la postérité. Equivalence entre la créature et la création, mystère de l'initiation, éloge de la marginalité, don inné, pauvreté matérielle qui offre la postérité spirituelle… C'est le parfait stéréotype de l'artiste romantique, cet être hors du commun, qui est dépeint par Balzac. Ainsi se mettent alors en place une véritable mystique et un système de valeurs qui perdurent aujourd'hui.

Qu'est-ce qui valorise à ce point l'exception, la marge? Est-ce la Révolution qui a apporté ce mythe?

Pas seulement. D'une certaine manière, les artistes, ne réussissant pas à faire carrière, ont magnifié ce à quoi ils étaient condamnés. L'isolement, c'est la caractéristique des génies! C'est très net dans le conte de Musset intitulé Histoire d'un merle blanc: ne pas être doué pour s'intégrer dans la société, ce qui était jusque-là disqualifiant, devient soudain un atout, le signe d'un être novateur. Même chose dans L'Albatros, de Baudelaire: la foule ne peut comprendre, la société ne peut vous intégrer parce que vous êtes trop grand. L'artiste est donc voué à la marginalité, à la pauvreté, à l'abandon, avant que l'on découvre enfin son génie. C'est aussi la figure de Van Gogh, premier artiste à être traité comme un saint: sa grandeur ne réside pas seulement dans ses œuvres, mais surtout dans sa capacité à souffrir pour son art. Comme dans la religion, la souffrance est nécessaire, par-delà la compétence, pour que l'art véritable puisse naître.

L'artiste est considéré comme un élu, quelqu'un qui a reçu la grâce, un don. Encore une caractéristique religieuse et aristocratique.

Le don d'artiste est inné, exactement comme l'aristocratie. «On naît artiste», dit Jules Janin. Mais, valeurs de la Révolution obligent, ce don n'est rien si on ne le cultive pas. Le modèle de l'artiste est donc un magnifique compromis entre le privilège aristocratique et le mérite bourgeois. Et, à mon sens, c'est précisément parce qu'il réunit ces deux grandes valeurs - le don et le mérite - que ce stéréotype va connaître un tel succès en régime démocratique. La figure de l'artiste s'est ainsi esquissée lentement au XIXe siècle dans quelques cercles privilégiés et s'est popularisée au XXe. Van Gogh, Rimbaud, Mozart, tous ces créateurs morts trop jeunes, sacrifiés à leur art, vont être mis à contribution. On peut dire que de nos jours les artistes sont les nouveaux aristocrates. Mais aussi les nouveaux clercs, qui observent une véritable mystique et utilisent un vocabulaire religieux.

Ils sont forcément du côté du bien, des faibles, des opprimés…

A l'avant-gardisme esthétique correspond désormais un avant-gardisme socio-politique: l'artiste se doit d'être progressiste, du côté du peuple, même si, dans la réalité, ses innovations sont généralement élitistes. Beaucoup de gens sont choqués quand je parle de l'élite artiste. «Comment pouvez-vous dire cela alors que les artistes gagnent si mal leur vie?» m'oppose-t-on. Mais, s'il y a une telle paupérisation, c'est parce que le marché et les institutions ne peuvent toujours pas satisfaire le nombre croissant de gens qui veulent être artistes. Le problème des intermittents est la conséquence de cette inflation. Il n'en reste pas moins qu'aujourd'hui les artistes constituent une élite qui a une grande influence - les comédiens et les chanteurs sont considérés comme des héros - et parfois de l'argent: dans les arts plastiques, depuis une vingtaine d'années, certains se sont enrichis de manière spectaculaire, ce qui n'était pas le cas pour leurs prédécesseurs de leur vivant. Malgré cela, on continue à cultiver l'idée de marginalité. Le mythe est toujours vivant.

Cette exception artistique va jusqu'à la revendication d'une certaine immunité. On l'a vu avec l'affaire Battisti: on a parfois tendance à excuser les crimes ou les délits d'un intellectuel ou d'un artiste sous prétexte qu'il a du talent, qu'il est différent. Il aurait des droits que les autres n'ont pas.

Il existe en effet une tendance dangereuse à l'impunité de l'art. Voilà quelques années, dans les milieux intellectuels, une pétition a même circulé demandant qu'aucun artiste ne puisse être inquiété pénalement à cause de ses créations. Certains revendiquent le droit d'écrire, de filmer, de publier tout ce qu'ils veulent sans être jamais soumis à la loi. Là, on est encore dans le privilège aristocratique. Sauf que, dans une démocratie, on ne peut justifier de telles exceptions. Les artistes ne peuvent être au-dessus des lois.

Dans les arts contemporains, la provocation est devenue une règle, presque un conformisme, qui dissimule parfois le manque de talent.

Là encore, on suit le modèle de la singularité de l'artiste, fondé au XIXe siècle: il faut innover à tout prix. Mais, à l'évidence, il y a désormais un conformisme de l'anticonformisme. On l'a vu l'an dernier au Festival d'Avignon, la transgression est devenue une norme obligatoire. Se mettre nu sur scène est une sorte de standard. Les institutions non seulement acceptent ces transgressions, mais encore les encouragent - c'est le paradoxe permissif, comme si les parents incitaient leurs enfants à désobéir. Elles ont tellement peur d'être dépassées, d'être considérées comme conservatrices, qu'elles adoptent un discours plus radical encore que les artistes eux-mêmes, ce qui aboutit à des phénomènes d'autodestruction spectaculaires. Récemment, un artiste invité par un centre d'art suisse a proposé que sa création soit la destruction de ce centre au bulldozer! Le nouvel aménagement du Palais de Tokyo, à Paris, avec ses tuyaux et son béton brut laissés apparents comme si le lieu avait été dévasté, est une bonne image du renversement des valeurs qui atteint aujourd'hui l'institution artistique.

Tout cela est assez français, non?

Oui. On a assisté dans les années 1980 en France à une prise en charge institutionnelle de la culture d'avant-garde, ce qui ne s'est produit dans aucun autre pays. L'Etat a soutenu la transgression. Il a délaissé l'art moderne (qui transgresse les règles internes de l'art, par exemple en peinture, par l'usage de la couleur, la composition, la figuration) et il a adopté sans nuance les critères de l'art contemporain (qui, lui, balaie les frontières de l'art lui-même). Cela fait quinze ans qu'un débat violent a lieu à ce sujet en peinture. Mais c'est aussi le cas du théâtre, de la danse. Les compagnies subventionnées occupent des positions fortes, elles ont de l'argent, mais elles continuent à entretenir le mythe de la marginalité. Les intermédiaires, distributeurs, programmateurs, s'abritent derrière les artistes et leur délèguent même parfois le soin d'établir leur programmation [c'est le cas au Festival d'Avignon, NDLR]. Mais dénoncez cet état de fait, et on vous traite immédiatement de réactionnaire! Il y a un vrai déni de réalité à ce sujet, ainsi qu'une certaine forme de violence.

«Violence», dites-vous. Une tendance nihiliste dans l'art et le spectacle contemporains nie tout critère esthétique, toute valeur. On a même vu récemment des séances d'automutilation sur scène devant un public anesthésié.

Cela dépasse largement la question artistique. Lorsque sont systématiquement mises à mal des règles communes, esthétiques mais aussi morales, cela peut, au lieu d'ouvrir de nouveaux espaces de liberté et de création, produire des effets destructeurs, y compris pour les auteurs eux-mêmes. Vient un moment où la désintégration des normes induit la violence. Contrairement à ce que prétendent certains créateurs, ce n'est pas parce que le théâtre et la danse seraient le reflet de la vie réelle, mais bien parce que, dès lors que l'on systématise la transgression, elle produit forcément de la violence. Que ce soit dans la rue ou sur scène, c'est le même phénomène. Plus qu'un révélateur, l'art est un opérateur, une voie par laquelle on justifie et on rend possible la transgression des règles communes.

Peut-on imaginer une figure de l'artiste contemporain libérée de ses vieux stéréotypes, plus apaisée, plus lucide?

On pourrait imaginer une utopie où tout le monde serait peu ou prou artiste, mais il faudrait alors recréer ailleurs d'autres lieux de singularité, avec des moments d'héroïsme, dans le sport ou la politique peut-être. Toutes les sociétés cultivent l'idée qu'elles ont en leur sein des individus qui incarnent l'exception. Ce sont les artistes qui jouent ce rôle aujourd'hui. Si ce n'est plus eux, il faudra en trouver d'autres

http://livres.lexpress.fr/entretien.asp/id…=5/idTC=4/idG=0

Lien vers le commentaire
Les artistes sont les nouveaux aristocrates ? Voilà une bonne occasion de ressortir la guillotine.

On appelera ça un Happening Guillotine.

Après les soirées mousses, les soirées Cutter.

Lien vers le commentaire

Archivé

Ce sujet est désormais archivé et ne peut plus recevoir de nouvelles réponses.

×
×
  • Créer...