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Discussion Au Sommet - Minc Attali


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Trouvé sur le site du Figaro. A pleurer.

Jacques Attali vient de publier Karl Marx ou l'esprit du monde (Fayard). Un ouvrage qui retrace la vie de l'un des «monuments» de la pensée moderne, la naissance du capitalisme et celle du socialisme. L'ancien conseiller de François Mitterrand, qui estime qu'«aucun homme n'a exercé sur le monde une influence comparable à celle que Karl Marx a eue sur le XXesiècle», débat sur la pertinence de sa pensée aujourd'hui et de l'avenir du capitalisme, avec l'essayiste Alain Minc, auteur de Ce monde qui vient (Grasset, 2004).

LE FIGARO. – Pourquoi vous intéresser à Marx aujourd'hui?

Jacques ATTALI. – Je n'ai, en fait, jamais cessé de le lire. A mesure que nous entrons dans une ère extrêmement dangereuse de mondialisation non maîtrisée, de crispation individualiste et barbare, sa pensée, un temps éclipsée par les totalitarismes construits en son nom, me semble retrouver sa pertinence. Face aux nouveaux défis, (comme Marx a su le faire en son temps), il faut chercher à combiner la pensée et l'action, pour intervenir dans la marche du monde. Penser sans agir, c'est se condamner à la lâcheté et se complaire dans l'incantation. Agir sans penser, c'est devenir la marionnette de quelqu'un qui a pensé avant nous, à notre place. Si Marx m'a intéressé, c'est d'abord parce qu'il offre l'exemple d'un dépassement réussi de cette contradiction. Connaître sa vie est nécessaire pour comprendre le XIXe siècle. Connaître son oeuvre permet d'analyser les barbaries du XXe et les promesses du XXIe.

Alain MINC. – Le jeu intellectuel avec Marx m'a également toujours captivé. Votre biographie, Karl Marx ou l'esprit du monde, tombe à point nommé, avec son empathie talentueuse à l'égard des paradoxes les plus intimes de Marx. Vous faites montre d'une grande acuité sur les ambivalences et les failles de l'auteur du Capital. Il se présente souvent sous les traits d'un petit-bourgeois, au fond très attendu, dont les soucis financiers récurrents et les problèmes d'infidélité sont typiques de l'époque victorienne. Pourtant, c'est cet homme-là qui a poursuivi aussi l'un des projets théoriques les plus ambitieux de son époque en se donnant pour tâche de penser, à nouveaux frais, le devenir du monde. Ce qu'il y a de merveilleusement éclairant dans votre biographie, c'est sa description de l'écart entre les ambitions intellectuelles de Marx et la platitude triviale de son quotidien. Keynes, par comparaison, a moins pensé le monde, mais il a été une figure exemplaire de très grand bourgeois libre. La deuxième révélation de Karl Marx ou l'esprit du monde, c'est la dialectique entre une vie médiocre et une ambition prométhéenne. Marx était très pauvre et pensait le monde presque avec mégalomanie. La vie de Karl Marx, ce fut un aller-retour permanent entre Prométhée et les créanciers. Jacques Attali saisit le point commun à Marx et à Jésus : la haine de l'argent. Permettez-moi à ce sujet une boutade : des quatre grands Juifs révolutionnaires, Jésus, Spinoza, Marx et Freud, trois sont élitistes. Le seul qui n'est ni élitiste ni méprisant, c'est Jésus, et c'est quand même celui qui a le mieux réussi !

J. A. – L'esprit acéré qu'était Marx pouvait en effet paraître méprisant. Sa faiblesse, c'est de n'avoir jamais su résister à un bon mot. Quand le frère de sa femme est nommé ministre de l'Intérieur, avec tous les dangers auxquels une telle nomination exposait Marx, le philosophe a ce mot cruel : «Tu vois, je t'avais toujours dit qu'il était assez bête pour devenir ministre.» Malgré sa suffisance et son mordant, Marx se faisait toutefois une opinion très optimiste de la nature humaine. L'auteur du Manifeste du Parti communiste croyait en l'homme. Pour lui, l'homme mérite qu'on s'occupe d'améliorer son sort.

Les prévisions de Karl Marx retrouvent-elles aujourd'hui leur pertinence face à la mondialisation ?

J. A. – Elles restent pertinentes. Marx croit au caractère libérateur du capitalisme par comparaison avec les formes antérieures de l'organisation sociale, en particulier avec le système féodal, de la ville qui libère de ce qu'il nomme «la stupidité de la vie rurale». Il a fait émerger la lutte des classes comme un moteur de l'histoire et reconnu, le premier, le rôle historique des salariés et le rôle d'avant-garde des intellectuels. Comme interprète extralucide du devenir argent de toute chose, Marx a développé des prophéties qui se vérifient chaque jour. Il a eu l'intuition que le capitalisme progresserait irrésistiblement vers un processus de mondialisation, tout en conduisant à des concentrations, non, certes, à des monopoles, mais à des oligopoles assez nombreux dans des secteurs tels que la banque, l'assurance, l'automobile. Il a vu ce que serait l'aliénation par le travail et par la consommation, qu'il nomme «fétichisme de la marchan dise». Il a affirmé que le socialisme était impossible dans un seul pays, en particulier en Russie, et, plus largement, dans toute société marchande. Pour lui, le socialisme sera mondial et viendra après le capitalisme. Ce que Marx appelait la «paupérisation absolue» correspond aussi à une réalité, même si celle-ci reste encore scientifiquement discutée : le nombre de pauvres augmente dans le monde. En revanche, ce qui apparaît patent, ce sont les limites de son pronostic concernant la montée de la prise de conscience révolutionnaire de la classe ouvrière. Marx a manqué l'émergence du monde tertiaire, des cadres, même s'il semble, par de nombreux aspects, l'avoir devinée. Le système de pensée de Marx s'applique beaucoup mieux au monde entier qu'aux évolutions individuelles de chacun des pays. De ce point de vue-là, la pensée de Marx devient d'une frappante actualité. C'est, ironiquement, la fin du système soviétique, qui en rendant possible la mondialisation, fait de Marx le grand penseur du nouveau siècle.

A. M. – Marx est sans doute un penseur «indépassable» pour approcher le capitalisme de notre époque.  :icon_up: On peut juger erronées certaines de ses prévisions : la dynamique de classes, qu'il avait imaginée, ne s'est pas actualisée, mais il faut ajouter aussitôt que les classes sociales, elles, continuent bel et bien d'exister. Autrement dit, l'une des catégories conceptuelles centrales de la pensée de Marx conserve une réalité tangible dans les sociétés postindustrielles.

La redécouverte de Marx peut nous resensibiliser à une lecture de classes dont nous avions, parfois, perdu l'habitude. L'éclipse du mythe de la classe moyenne englobante de la société ne peut, de ce point de vue-là, conduire qu'à la redécouverte des classes sociales. Si Marx s'impose comme un des penseurs «indépassables» de notre époque, c'est parce qu'il a été le premier à mettre le doigt sur la dynamique intrinsèque du capitalisme.

J. A. – Dynamique dans laquelle la référence au messianisme est, d'ailleurs, transparente. Ce n'est pas par hasard qu'au XIXe siècle, au moment où le positivisme apparaît, la seule religion nouvelle est une téléologie fondée sur l'idée d'une catastrophe rédemptrice.

Catastrophe rédemptrice ? Que voulez-vous dire ?

J. A. – Dans la société capitaliste, telle que vue par Marx, l'aggravation des souffrances infligées au prolétariat et le basculement progressif de tous les bourgeois dans le prolétariat rapprochent, paradoxalement, l'humanité d'une parousie que Marx, en la présentant comme l'avènement du socialisme, repousse d'ailleurs dans un avenir vague et indéfini. Marx, en bon utopiste, se représente le socialisme sous les traits d'une société de fraternité, où chacun cherche son bonheur dans le bonheur des autres, et où le culte de la marchandise n'a plus cours.

A. M. – C'est la communauté des saints de la religion catholique !

J. A. – Oui… Le parallèle est frappant. Marx se représente le socialisme sous les traits d'un au-delà, d'une éternité immanente. Mais comme, en tant que fondateur de l'Internationale socialiste, il s'est jeté dans la bataille politique, il a très vite acquis une domination intellectuelle si prépondérante qu'il fut accusé d'avoir contribué à fomenter la Commune de Paris, en 1870, à laquelle, en fait, il s'est d'abord opposé, même s'il en reste le meilleur analyste. Par beaucoup d'aspects, Marx est un bourgeois libéral ; il se prononce pour la prise du pouvoir par les élections, défend la démocratie et prône toute une série de procédures, aujourd'hui très éloignées de ce qu'on met sous l'étiquette de «marxiste». Vous avez raison, Alain Minc, d'insister sur la dimension de la lutte des classes et sur sa réapparition sous la forme d'une opposition de plus en plus tranchée entre le capital et le travail. Le capital, en triomphant dans son abstraction, emporte la plus grande part des richesses et accapare les commandes de la société. C'est bien le cas aujourd'hui.

Vous insistez, dans votre biographie, sur l'aspect libérateur du capitalisme et sur la fascination que la «puissance de la marchandise» exerce sur Marx…

J. A. – Karl Marx ne nourrit pas le moindre doute : pour lui, c'est le capitalisme qui possède le pouvoir d'installer la démocratie. Je pense notamment à son discours de Bruxelles, en janvier 1848, juste avant le Printemps des peuples, où il se prononça contre tous les protectionnismes et en faveur du libre-échange. Et s'il exalte la dynamique capitaliste, c'est parce qu'il y voit un moyen d'exacerber une lutte des classes vouée, selon lui, à hâter la «prise de conscience» libératrice de la classe ouvrière. En ce sens, Marx s'est absolument trompé. Cette prise de conscience n'existe pas. L'individualisme triomphe des velléités de luttes collectives. Et on peut se demander si la désespérance des classes sociales dominées – celles du travail – peut déboucher sur une prise de conscience ou, au contraire, si elle ne risque pas d'échouer sur une exacerbation de l'individualisme, du narcissisme, du «chacun pour soi», du spectacle généralisé, de l'effondrement des solidarités et, in fine, sur l'inaptitude à inaugurer une histoire sociale capable d'inverser le mouvement du capital, qu'on nomme aujourd'hui «marché».

A. M. – Pour utiliser les mots de Marx, ce qu'on observe, dans les pays du tiers-monde emportés par la révolution capitaliste, c'est l'existence de classes, mais l'absence tant de dialectique que de conscience de classe. Un système de représentation fait également défaut. Pourquoi donc, dans ces zones de la planète qui connaissent en accéléré le film de l'«accumulation primitive», les étapes qu'ont traversées les sociétés occidentales ne se reproduisent-elles pas ? Pourquoi n'y voit-on ni l'apparition de contre-pouvoirs syndicaux forts ni les embryons d'une social-démocratie ? La dialectique, qui a été une réponse intelligente à la pression des classes sociales via le keynésianisme ou le syndicalisme réformiste est en réalité une forme de partage des richesses. Pourquoi, là encore, au Brésil, en Inde ou en Chine, un tel processus dialectique n'a-t-il pas lieu ?

Pourquoi, d'après vous, justement ?

A. M. – J'émets l'hypothèse suivante : et si la dialectique de classes, était, au fond sans même qu'on s'en soit rendus compte, l'apanage des Occidentaux ? Le Brésil, même s'il a élu un syndicaliste comme président, n'a, en fait, guère édifié de social-démocratie. Le suffrage universel a certes porté au pouvoir un homme de gauche ; aucune dialectique de classes n'a pourtant pris naissance. Ainsi, comme les Indiens ou les Chinois, les Brésiliens vivent la croissance en accéléré, mais ils ne connaissent pas la social-démocratie en accéléré.

J. A. – C'est la raison pour laquelle, dans ces pays-là, l'accélération de la machine capitaliste ne peut en aucun cas produire les conditions d'un renversement du capital. Marx pense «mondial». Il pense, de surcroît, que, face au capital, au marché, une organisation du monde, démocratique, est nécessaire – une Internationale socialiste capable d'édifier une organisation des travailleurs. Cette Internationale socialiste se profilera, selon lui, le jour où émergeront des structures de gouvernement mondiales et un contre-pouvoir social mondial, corrélés à une prise de pouvoir planétaire de la bourgeoisie. Cette prise de conscience fait toujours largement défaut. Les partis-monde n'existent pas. Il n'existe même pas de parti européen ! Cette évolution se situe sans doute à l'horizon de deux ou trois siècles, mais pas avant.

Et dans les pays occidentaux ?

J. A. – Nos sociétés sont fondées sur l'apologie du marché et de la démocratie, qui exaltent, à juste titre, la liberté individuelle, mais elles ont pour effet secondaire de briser les structures collectives en installant cette autre face de la liberté individuelle qu'est la réversibilité, la tyrannie du neuf et la précarité, qui ne se limite pas à la sphère professionnelle : la durée de vie des objets, des emplois, des amours se réduit dans un monde devenant uniquement obsédé par la liberté individuelle. Et quand tout devient précaire, la possibilité de structurer la permanence de la relation sociale décroît. Y compris dans l'entreprise, où l'ensemble des salariés sont soumis à la loi du turnover. En réponse à cette instabilité universelle, on voit fleurir la recherche croissante d'assurance (qui devient la première des industries) et se développer les conduites de fuite dans la distraction et dans l'évasion de la drogue et de toutes les dépendances. La seule réponse collective qui demeure est celle du retour au religieux qui a l'avantage de porter sur la double dimension individuelle et collective, sans passer par l'embrigadement politique. D'ailleurs, dans la société américaine, les trois industries majeures aujourd'hui sont celles de l'assurance, de la distraction et du religieux, et elles fournissent trois réponses à la société de marché. Il m'apparaît parfois que l'immense portée de cette dynamique mise au jour par Marx trouvera son issue, soit dans un suicide de l'espèce humaine succombant au narcissisme intégral, soit dans la constitution d'une Somalie à échelle planétaire.

Pourquoi évoquer une Somalie à l'échelle planétaire ?

J. A. – La Somalie est un cas d'école, avec son gouvernement en exil depuis quinze ans et un pays dominé par des bandes de pirates. Le régime de Mogadiscio fournit une métaphore de ce que pourrait bien être le monde de demain, un monde du «no one rule», de l'obsolescence de tout cadre institutionnel.

Alain Minc, diriez-vous, comme Jacques Attali, que Marx est finalement aujourd'hui en avance sur notre époque ?

A. M. – Je serais sans doute plus sceptique que Jacques Attali, qui conserve cette foi enthousiaste grâce à laquelle il trouve la force de rebâtir une prophétie. Une prophétie où, à la fin des fins, la communion des saints se réaliserait dans le dépassement du capitalisme. Marx a totalement raison, à mon sens, quand, a contrario, il met en exergue le caractère essentiellement indépassable du capitalisme. Le gouvernement mondial dont il dessine l'avènement est, en quelque sorte, la forme laïque de la communion des saints. Je redoute, à l'horizon d'un siècle, l'avènement d'un univers extraordinairement rude. A la différence de la montée en puissance de l'Amérique latine, l'ascension de la Chine et la percée de l'Inde ne me semblent pas vraiment de nature à pouvoir adoucir la mondialisation.

J. A. – Entre-temps, ce qui nous attend, c'est le chaos et le surgissement de nouvelles barbaries. Tocqueville lui-même le disait : le marché et la démocratie sont uniformisants et destructeurs des civilisations : ainsi, il est souvent, dans un restaurant, un hôtel, ou un appartement privé, rigoureusement impossible de savoir dans quel lieu de la planète on se trouve. La force uniformisante du marché et de la démocratie suscite de fortes réactions identitaires et religieuses. Le non français à la Constitution et les succès de l'antimondialisme sont les symptômes d'une nouvelle attaque contre la mondialisation, la quatrième, à mon sens, depuis deux siècles. Dans cette lutte, on assiste à des alliances provisoires entre les Chinois et les Américains pour affaiblir l'Europe, avant qu'une rivalité acharnée s'installe entre ces deux grands empires. J'incline, pour ma part, à penser que, par-delà la crise mondiale qui se prépare, la force d'intégration de la liberté individuelle – que les technologies portent en elles – appelle plutôt l'émergence d'un gouvernement mondial. Par ailleurs, la revendication de gratuité – la gratuité de la presse ou celle de la musique –, comme la socialisation croissante qu'implique l'assurance, privée ou publique, prouve qu'une tendance existe virtuellement pour un dépassement du marché. Quant aux ONG, qui représentent aujourd'hui 10 ou 12% du PNB mondial, elles me semblent destinées à croître, à la manière dont le capitalisme a grandi dans les interstices du féodalisme.

A. M. – Vous mettez l'accent sur la victoire simultanée du marché et de la gouvernance. Et vous laissez, de surcroît, entrevoir un dépassement du marché, dont la revendication de gratuité figurerait les prodromes. Je pense que vous vous trompez. La gratuité est, au contraire, le point ultime du capitalisme, le paroxysme du marché, l'apogée de la marchandisation ! La presse gratuite est tout sauf gratuite, bien évidement, et elle ne vit que par la publicité. La gratuité n'annonce donc vraiment aucune aurore postcapitaliste ! Quant à l'économie des ONG, elle culmine dans la privatisation totale de l'Etat, dans son dépérissement et son accaparement par des «Etats privés» voués à rencontrer, un jour, les mêmes problèmes que les formes étatiques classiques. Mais à la différence de ces derniers, les ONG fonctionnent selon un principe non démocratique, à la manière d'une sorte de bureaucratie soviétique autoproclamée.

Une bureaucratie qui en impose de plus en plus aux Etats…

A. M. – La situation défensive à laquelle sont acculés les tenants de la démocratie classique face aux représentants des ONG est souvent poignante. Nos dirigeants souffrent à l'évidence d'une impuissance totale à «envoyer une grenade» dans leur camp. A aucun moment, ils n'ont la force de répliquer aux surenchères des ONG en insistant sur le caractère légitime du pouvoir qu'ils exercent. La «pensée unique» est tellement passée «de l'autre côté» du spectre idéologique que les détenteurs de la légitimité du suffrage universel n'arrivent même pas à retourner cette légitimité contre leurs détracteurs. La quatrième tentative de défaire la mondialisation se produira, mais elle échouera malgré tout : par la faveur de la dissuasion nucléaire, elle sera privée du recours à la guerre comme moyen de pression.

J. A. – Ce que je crains, c'est que ce quatrième assaut contre la mondialisation depuis deux siècles défasse les progrès démocratiques. Dans la mesure où elle apparaît chaque jour davantage comme productrice de précarité, la démocratie risque justement d'être remise en cause dans cette période de chaos. En France, aujourd'hui, il se manifeste un furieux désir d'ordre qui s'articule, désormais, dans une grammaire des années 30. Les élites, nous explique-t-on à nouveau, ont trahi et acculé la France à l'impuissance. Certains hommes politiques tout à fait respectables, de gauche comme de droite, entonnent d'ailleurs ces accusations. Ils prononcent parfois des phrases qui, si on les imprimait sans citer le nom de leur auteur, évoqueraient immédiatement la rhétorique d'extrême droite.

A. M. – Justement. S'il faut sans doute relire Marx, c'est parce que l'avènement d'un univers sans utopie est lourd de dangers. Longtemps, l'utopie européenne a été la rampe à laquelle nous nous tenions pour garantir, si j'ose dire, la rationalité du réel. Si cet horizon utopique s'estompe, après le revers massif du 29 mai, les risques de régressions psychologique et politique seront immenses. Pendant un demi-siècle, l'Europe a comblé notre besoin d'utopie, sous les apparences d'un discours d'espérance démocratique et positiviste qui s'avère, avec le recul, avoir été extrêmement confortable. Avec l'entrée en crise et peut-être la décomposition de l'utopie européenne, des expressions de hargne anti-élitaire refont surface qui, par leur empreinte de «rhétorique réactionnaire», méritent un urgent travail sémiologique.

J. A. – Face à une crise de l'Europe, qui m'inquiète autant que vous, je garde malgré tout un certain espoir. J'ai vécu directement, aux sommets du pouvoir français, une crise moins aiguë, mais très grave également, celle de 1983-1984. Après une courte et fiévreuse période d'hésitation, et un désastre au sommet d'Athènes, le président de la République a eu à prendre des positions extrêmement impopulaires, à une époque où l'Europe était d'ailleurs honnie par les mêmes qu'aujourd'hui ! Pendant plusieurs mois, deux hommes – François Mitterrand et Helmut Kohl – se sont mis au travail, ont multiplié les voyages diplomatiques et finalement permis à la construction de l'Europe de repartir au sommet de Fontainebleau. Ils ont su mobiliser, dans cette bataille, une qualité qui s'est perdue : le courage d'assumer l'impopularité au nom d'une conception visionnaire de l'avenir.

A. M. – Je vous rejoins ; il est heureusement trop tôt pour proclamer la mort de l'idée européenne. Le problème, pour l'heure, c'est qu'en l'absence de pouvoir légitime dans trois grands pays d'Europe, il va être bien difficile de surmonter la crise. En Allemagne, l'automne sera certes sans doute propice à une remise à plat. Je crois qu'on sous-estime aussi ce que peut être le retour sur la scène d'une Italie sérieuse, celle – si vous m'autorisez ce raccourci – de Ciampi et d'Einaudi, qui dissiperait le seul risque qui menace la monnaie unique : une réélection de Silvio Berlusconi. Quant à la France, il faut espérer qu'en 2007, un pouvoir à la légitimité incontestable sorte des urnes. Un pouvoir qui ferait le choix constructif de l'Europe, et qui tournerait le dos à ce qu'a été le chiraquisme qui, malgré ses réalisations ponctuelles dans tel ou tel domaine, a été une déconstruction de la politique.

J. A. – De la crise, se dégagera sans doute un nouveau projet européen. Pour l'heure, la Constitution est morte, il faut nous y résoudre. Et l'oublier. Il vaut mieux s'atteler à repenser les grands projets européens qui sont le fil d'avenir de la construction européenne : les projets industriels et sociaux. Il sera toujours temps plus tard de reprendre autrement la construction institutionnelle.

A. M. – Jacques Delors, qui n'a pas eu que des mots heureux depuis quelques mois, en a eu un, en revanche, lorsqu'il a fait observer que Chirac s'était promené pendant toute la campagne référendaire avec, dans le dos, une pancarte non. Une pancarte de mauvais élève de l'Europe. Ce que j'ai trouvé absurde dans la position affichée par Jacques Chirac, lors du sommet de Bruxelles, c'est qu'il a cru qu'il allait affirmer l'existence de la France en tapant comme Khrouchtchev avec sa chaussure sur la table ! Il n'a pas mesuré à quel point le gouvernement britannique entretient une relation difficile avec les Américains. Tony Blair est fatigué de n'être pas payé de retour par les Etats-Unis. De nombreux commentateurs observent d'ailleurs un éloignement réel des Britanniques par rapport aux Etats-Unis. Il est dommage que le président français ait raté une occasion de capitaliser sur ces tensions anglo-américaines en pratiquant le judo.

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Ce que Marx appelait la «paupérisation absolue» correspond aussi à une réalité, même si celle-ci reste encore scientifiquement discutée : le nombre de pauvres augmente dans le monde.

Attali est un con et un ignare :

- The Disturbing "Rise" of Global Income Inequality

We use aggregate GDP data and within-country income shares for the period 1970-1998 to assign a level of income to each person in the world. We then estimate the gaussian kernel density function for the worldwide distribution of income. We compute world poverty rates by integrating the density function below the poverty lines. The one-dollar-a-day poverty rate has fallen from 20% to 5% over the last twenty five years. The two-dollar-a-day rate has fallen from 44% to 18%. There are between 300 and 500 million less poor people in 1998 than there were in the 70s.

We estimate global income inequality using seven different popular indexes: the Gini coefficient, the variance of log-income, two of Atkinson’s indexes, the Mean Logarithmic Deviation, the Theil index and the coefficient of variation. All indexes show a reduction in global income inequality between 1980 and 1998. We also find that within-country inequalities are small compared with cross-country differences. Within-country disparities have increased slightly during the sample period, but not nearly enough to offset the substantial reduction in across-country disparities. The across-country reductions in inequality are driven mainly, but not fully, by the extraordinary growth rate of the incomes of the 1.2 billion Chinese citizens.

Unless Africa starts growing in the near future, we project that income inequalities will start rising again. If Africa does not start growing, then China, India, the OECD and the rest of middle-income and rich countries diverge away from it, and global inequality will rise. Thus, growth of the African continent should be the priority of anyone concerned with increasing global income inequality.

Xavier Sala-i-Martin

Voir aussi :

- More or less equal?

- The Rich Get Rich and Poor Get Poorer. Or Do They?

- Pessimistic on poverty?

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Jacques Attali saisit le point commun à Marx et à Jésus : la haine de l'argent.

Alain Minc fait un duo parfait en connerie avec l'autre zigue. Quelqu'un devrait lui dire d'aller relire la parabole des talents (Matthieu 25, 14-30).

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La Somalie est un cas d'école, avec son gouvernement en exil depuis quinze ans et un pays dominé par des bandes de pirates. Le régime de Mogadiscio fournit une métaphore de ce que pourrait bien être le monde de demain, un monde du «no one rule», de l'obsolescence de tout cadre institutionnel.

Tiens là, le con lève une piste intéressante : on pourrait tenter de faire une comparaison macabre entre 15 années d'anarchie somalienne et les 15 premières années de n'importe lequel des pays socialistes historiques (URSS, Chine, Cambodge, etc.).

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Un beau passage de rhétorique alter-bisounours:

s'il exalte la dynamique capitaliste, c'est parce qu'il y voit un moyen d'exacerber une lutte des classes vouée, selon lui, à hâter la «prise de conscience» libératrice de la classe ouvrière. En ce sens, Marx s'est absolument trompé. Cette prise de conscience n'existe pas. L'individualisme triomphe des velléités de luttes collectives. Et on peut se demander si la désespérance des classes sociales dominées – celles du travail – peut déboucher sur une prise de conscience ou, au contraire, si elle ne risque pas d'échouer sur une exacerbation de l'individualisme, du narcissisme, du «chacun pour soi», du spectacle généralisé, de l'effondrement des solidarités et, in fine, sur l'inaptitude à inaugurer une histoire sociale  :icon_up:  capable d'inverser le mouvement du capital, qu'on nomme aujourd'hui «marché».

Quelle savante définition! Marché = mouvement du capital. :doigt:

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Le parallèle avec la communauté des Saints est édifiant: ils veulent faire du marxisme une nouvelle religion.

A peu près tous les faits sur lesquels ils fondent leur argumentation sont faux ou douteux. Par exemple, ils disent que le "capital emporte la plus grande part des richesses". C'est évidemment une tautologie si l'on considère les richesses comme les biens. Et c'est faux si l'on prend "richesse" dans le sens de revenu.

Sinon, il y a un passage qui m'a bien fait rigoler:

ainsi, il est souvent, dans un restaurant, un hôtel, ou un appartement privé, rigoureusement impossible de savoir dans quel lieu de la planète on se trouve

C'est bien les intellos français, ça. Ils vont au restaurant ou à l'hôtel sans même savoir dans quel pays ils se trouvent. Complètement désorientés.

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Ce pauvre Jacques Attali se vautre, une fois de plus, dans une platitude déconcertante :

" C'est, ironiquement, la fin du système soviétique, qui en rendant possible la mondialisation, fait de Marx le grand penseur du nouveau siècle."

Marx un grand penseur du nouveau siècle……Il faut le lire pour le croire !!!

Avec Minc, ils forment une paire d'humoristes sans égal. Alain Mainc ne peut s'exprimer sans utiliser son style sans égal : prétentieux, pompeux, puant.

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En effet, Attali est lamentable, et est le parfait et triste exemple de l'intellectuel parisien loin des réalités, évidemment de gauche. Son bouquin me semble peu intéressent. De l'émission que j'ai vu, en gros on peut résumer sa thèse en 2 points:

1 - la pensée politique de Marx n'a jamais été appliquée

2 - Sachant 1, Marx est l'avenir de l'humanité.

Bref, rien de nouveau, c'est du classique, démontré maintes fois. Mais très dangereux.

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La théorie de Jacques Attila (le Hun de Paris 16ème) a tout de même un certain intérêt: elle présuppose la généralisation du capitalisme. D'où un argument tout trouvé: "Vous voulez accélérer l'avènement inéluctable du marxisme? Hé bien, laissez donc le capitalisme s'installer partout."

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En effet, Attali est lamentable, et est le parfait et triste exemple de l'intellectuel parisien loin des réalités, évidemment de gauche. Son bouquin me semble peu intéressent. De l'émission que j'ai vu, en gros on peut résumer sa thèse en 2 points:

1 - la pensée politique de Marx n'a jamais été appliquée

2 - Sachant 1, Marx est l'avenir de l'humanité.

Bref, rien de nouveau, c'est du classique, démontré maintes fois. Mais très dangereux.

En effet, celà me paraît être un bon résumé.

Mais cette vision d'un Marxisme qui n'aurait jamais été appliqué est "la grande parade" ( cf JF Revel) de la gauche qui n'a jamais pu admettre que le Marxisme portait en lui les gènes de son échec systématique.

C'est justement parce-que le communisme est un fidèle exécutant du Marxisme qu'il a échoué partout .

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Je n'avais pas lu grand chose d'aussi pitoyablement stupide et pompeux depuis les textes commentés dans "Impostures Intellectuelles" de Sokal et Bricmont.

Quand donc un journaliste aura le courage la bienséance de répondre à l'un deux "Mais vous dites n'importe quoi … !"

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  • 3 weeks later...

J. Attali : "Par ailleurs, la revendication de gratuité – la gratuité de la presse ou celle de la musique –, comme la socialisation croissante qu'implique l'assurance, privée ou publique, prouve qu'une tendance existe virtuellement pour un dépassement du marché."

La presse gratuite est un marché !!!!! Quelle erreur d'y voir la fin du marché !!!!

Ce n'est pas parce que le bénéficiaire de la presse ( le lecteur ) n'est pas celui qui paye cette presse ( le payeur est l'annonceur ), qu'il n' y a pas de mécanisme de marché !

C'est juste un mécanisme contractuel qui comporte 3 parties et qui est légèrement plus complexe qu'un contrat ordinaire à deux parties et ca y est J. Atttali semble dépassé.

Les stipulations pour autrui sont aussi des contrats : par exemple je peux souscrire une assurance-décès au bénéfice d'un tiers auprès d'une compagnie d'assurances.

Pour le bénéficiaire de l'assurance - décès , cette assurance lui apparait gratuite , mais pourtant je l'aurais bel et bien payée !!

Une fois de plus il y a ce que le bénéficiaire de cette assurance voit et ce qu'il ne voit pas .

Dans la presse gratuite , il y a ce que J. Attali voit ( c'est gratuit pour le lecteur ) et ce qu'il ne voit pas , elle est payée par l'annonceur qui tire profit de la publicité sur son nom .

Quant au téléchargement gratuit il n'y a rien de nouveau sous le soleil , depuis que le droit de propriété existe( c'est à dire depuis toujours je suppose ) , il y a toujours eu des individus qui cherchent à s'appropier gratuitement le travail des autres. C'est humain !

Mais présenter cela comme une aspiration philosophique à transcender le marché

me fait hurler de rire.

Rigolo est aussi son astuce sémantique à propos des assurances : la socialisation des risques par une assurance privée n' a rien de socialiste !!!! L'individu reste libre de souscrire à cette assurance à la différence de l'intervention étatique.

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