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Droit Islamique Et Victimes Collatérales


Etienne

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Peut-on tuer des innocents ?

Provoquer la mort d’innocents dans les attentats suicides qui visent l’ennemi est-il permis par l’islam ? Le débat fait rage à l’intérieur des cercles fondamentalistes.

L’argument du droit islamique concernant les inévitables “victimes collatérales” est à la fois ancien et nouveau. Abou Moussab Al-Zarqaoui, le chef de l’organisation Al-Qaida en Irak, y a eu recours pour justifier les explosions de voitures piégées et de bombes humaines qui provoquent la mort de nombreuses personnes innocentes. C’est un argument dont ont usé et abusé les groupes islamistes armés, bien longtemps avant l’offensive lancée par Zarqaoui en Irak.

Cet argument du droit islamique signifie, pour faire bref, que la mort fortuite de quelques personnes dans des explosions imprévisibles n’entraîne aucun blâme ni culpabilité religieuse pour le groupe à l’origine de telles actions. Selon les tenants de cet argument, c’est l’ennemi qui était visé par l’explosion et non ceux qui, par hasard ou de leur plein gré, se sont trouvés près de lui et dont il s’est donc servi comme défense ou, comme on dit en langage contemporain, comme “bouclier humain” ! C’est sur une fatwa analogue que se sont fondés les islamistes en guerre contre l’Etat algérien pour légitimer le meurtre d’enfants, de femmes ou de passants.

Al-Qaida a justifié de la même manière la mort d’innocents lors des explosions qui ont secoué les villes d’Arabie Saoudite, comme l’a expliqué Abou Jandal Al-Azdi, le théoricien officiel d’Al-Qaida, actuellement détenu dans les prisons du royaume. Les mêmes arguments sont avancés par Abou Mohammad Al-Maqdissi et Abou Bassir Al-Tartoussi, tous deux auteurs prolixes d’écrits – surtout sur Internet – prenant la défense des opérations menées par Al-Qaida et tentant de fournir à l’organisation un vernis de religiosité et de légalité islamique. La thèse des victimes collatérales est centrale dans le discours de la nébuleuse terroriste et lui permet, avec une grande souplesse, de mener des actions aboutissant à des carnages effroyables sans ressentir aucune gêne ni culpabilité religieuse !

La fatwa de Zarqaoui justifiant l’assassinat de musulmans innocents a récemment soulevé une violente polémique et une grande colère parmi les fondamentalistes musulmans “modérés”. Un certain nombre de dirigeants de mouvements fondamentalistes de Grande-Bretagne se sont dits solidaires de la fatwa zarqaouiste. Le chercheur islamique saoudien Youssef Al-Dini, lui, soutient que celle-ci est une déviation de l’islam, puisque Zarqaoui n’a aucune autorité en matière de droit islamique ; tout ce qu’il affirme ne peut que se situer hors du cadre de la charia. Plusieurs islamistes ont également lancé, sous des noms d’emprunt, une violente attaque contre l’argument fallacieux des victimes collatérales, avancé par Zarqaoui en vue de légitimer le meurtre de civils innocents lors d’attaques suicides.

Machari Al-Zaydi et Mohammad Al-Chafei

Asharq al-Awsat

Peut-être pourrais-tu nous en dire d'avantage sur la contenu du droit islamique sur le sujet, Chitah?

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Peut-être pourrais-tu nous en dire d'avantage sur la contenu du droit islamique sur le sujet, Chitah?

Ouh là, je ne sais pas trop, mais je vais chercher.

Un premier élément: je sais que le droit de la guerre (si l'on peut appeler cela comme ça) est plutôt encadré dans le droit islamique de manière précise, je produirais les détails dans quelques temps.

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Un commentaire issu du site de la Croix Rouge (de sa revue pour être précis: http://www.icrc.org/Web/fre/sitefre0.nsf/htmlall/5FZG6K)

Ameur Zemmali

Éditions A. Pedone, Paris, 1997, 519 pages

L’ouvrage que nous devons à Ameur Zemmali, Combattants et prisonniers de guerre en droit islamique et en droit international humanitaire, comble une lacune importante, à la fois dans la bibliothèque du droit international humanitaire et dans celle du droit islamique. En effet, il permettra d’abord à un corpus normatif — celui du droit islamique — resté longtemps inconnu, ou à tout le moins peu connu par les non-musulmans et, de ce fait, objet des déformations les plus insoutenables, d’être perçu plus correctement par les non-spécialistes.

Quant au droit international humanitaire (ou droit des conflits armés), composé de règles dont la codification est relativement récente et qui est en pleine mutation, il est toujours très intéressant de le comparer à d’autres corpus normatifs qui sont censés relever de traditions différentes. Et l’auteur s’est attelé, avec beaucoup de mérite, à cette tâche fort délicate. Dans cette perspective, on découvre qu’il a accompli un premier tour de force, c’est de nous avoir rassemblé un appareil bibliographique impressionnant et quasiment complet. Et cet outil de recherche a été — on le découvre au fur et à mesure des pages — savamment utilisé. La remarque vaut surtout pour la littérature musulmane qui se rapporte au sujet et qui est peu connue par les non-musulmans.

En ce qui concerne la méthode, l’auteur aborde son sujet à partir d’une comparaison, ou disons plutôt, d’une mise en parallèle des notions de combattant et de prisonnier de guerre en droit islamique et en droit des conflits armés, c’est-à-dire dans deux corpus juridiques qui se présentent de prime abord comme étant de nature différente. Même si cette méthode peut paraître contestable à certains, on relèvera que cette mise en parallèle successive des deux notions dans les deux systèmes est réalisée par Zemmali avec beaucoup de profondeur et de subtilité. Et il faudrait lui en rendre grâce, car la gageure était de taille.

Ainsi, dans un chapitre préliminaire fort utile, puisque destiné à la définition des concepts, l’auteur s’attaque, tour à tour et à travers un classement remarquable, à la terminologie propre au droit islamique (chariaâ, fikh, quanoun), aux sources de ce dernier ainsi qu’à ses écoles: travail destiné à familiariser le lecteur avec ces concepts. Ce qui, il faut le remarquer, ne prend aucunement le pas sur la rigueur propre au droit humanitaire, loin de là. Zemmali s’est attaqué valablement à cette entreprise de clarification de notions aussi ésotériques que la chariaâ et fikh. Et il a essayé, par là, de restituer toute sa rationalité à l’Islam, menacé en cette fin de siècle, par des pratiques internes, condamnables, qui ne correspondent en rien au message tolérant de cette religion et par des campagnes médiatico-politiques, vecteurs de déformations grossières de ces notions que Zemmali est arrivé à maîtriser parfaitement, avant de les soumettre à l’analyse scientifique. Dans la sérénité de cette démarche, il a su délimiter le contour de ces notions souvent fort complexes, dans un style parfaitement clair et accessible. Il est même arrivé à les débarrasser de leur gangue. Et le lecteur, surtout non initié, lui en saura certainement gré.

À la suite de ce chapitre préliminaire l’auteur a tenté une démonstration que l’on va essayer de résumer, sans trahir sa pensée. Pour lui, rien dans le droit islamique n’est vraiment en opposition avec le droit des conflits armés contemporain. Bien au contraire. L’auteur pousse sa démonstration fort loin, pour nous montrer que le droit islamique renferme de grandes idées qui sont en avance sur certaines notions du droit contemporain des conflits armés, comme le principe de l’obligation de rapatriement du prisonnier, sans réciprocité. La tentative de conciliation est audacieuse et séduisante. Elle permet à l’auteur de conclure: «Il est normal (…) que le fikh et le droit international humanitaire se rejoignent.» (p. 460).

Mais l’auteur ne s’arrête pas là. Il pousse sa démonstration bien au-delà, pour nous montrer que le droit islamique renferme de grandes potentialités qui permettent que de nouveaux espaces s’épanouissent dans le droit des conflits armés contemporain. À titre d’illustration, on se reportera à sa démonstration selon laquelle le droit islamique reconnaît le statut de combattant aux personnes participant aux conflits non internationaux. Elle indique bien à quel point la tentative de conciliation entre les deux corpus juridiques est audacieuse et séduisante. Zemmali se situe, ainsi, dans cette grande lignée des auteurs arabo-musulmans, comme Rifaât Tahtaoui, Mohamed Abdou, Chakib Arslan, Khéreddine et leurs continuateurs qui, depuis deux siècles, tentent de parvenir à une lecture rationnelle de l’Islam, autrement dit à une lecture susceptible de permettre à cette religion de mieux affronter les problèmes de notre temps et de démontrer qu’Islam et modernité ne sont pas antagoniques, mais tout à fait conciliables. Sur ce point, cependant, le lecteur averti risque d’avoir quelque hésitation à suivre l’auteur, si tant est que la modernité, en Occident, s’est construite dans une logique de rupture avec la religion, et non dans une logique de conciliation.

Encore faut-il ajouter que l’auteur conduit sa démonstration dans une démarche centrée essentiellement sur deux notions clés de la protection assurée par le droit humanitaire: celle du combattant et celle du prisonnier de guerre. Pour la première, l’analyse démontre l’ancrage du principe de la distinction entre combattants et non-combattants dans les deux corpus juridiques. Et nous avons droit, successivement, à un tour d’horizon historique complet, relatif à l’application de ce principe, à sa fonction, mais aussi à son atténuation et à la portée de la notion de combattant, face aux impératifs des nécessités militaires et de la guerre totale. Sur ce point, Zemmali conclut: «En somme, la conception de la guerre totale est inconciliable avec les enseignements de l’Islam, contraires à toute forme d’anéantissement.» (p. 153).

L’auteur s’attaque, ensuite, à la question très délicate des conflits armés à caractère non international, pour nous présenter une remarquable mise en parallèle des deux corpus juridiques, suggérant, à la fois, leurs traits communs et leurs spécificités respectives. Il note, à ce sujet, que «la comparaison entre les normes islamiques et les règles du droit des conflits armés en la matière nous a permis de voir que le droit islamique reconnaît aussi bien le statut du combattant des conflits entre l’État islamique et les ennemis de l’extérieur que celui du combattant des conflits l’opposant aux ennemis de l’intérieur», alors que «(…) le droit international humanitaire ne reconnaît ce statut qu’aux combattants des conflits armés internationaux» (p. 281).

Pour la seconde notion, l’auteur se livre à l’analyse du statut de prisonnier de guerre dans les deux corpus juridiques, des garanties attachées au statut du prisonnier de guerre, au respect de la personne du captif et aux conditions de vie en captivité.

Au total, la publication de cette thèse sera utile à plusieurs publics différents. Elle le sera, surtout, aux praticiens du droit des conflits armés, opérant en terre d’Islam. À un moment où plusieurs États musulmans sont secoués par des conflits tragiques, cet ouvrage constitue une véritable clé pour une meilleure compréhension du droit islamique de la guerre, surtout lorsqu’on sait que ce droit se caractérise par une quête d’équilibre entre la protection des personnes et la souveraineté de l’État.

Un premier regret, cependant. C’est celui relatif à l’interprétation donnée par l’auteur à la Weltanschauung, ou la cosmogonie musulmane. Cette dernière n’est pas duale. Certains travaux, comme ceux de Marcel Boisard [1], l’attestent, à travers une analyse très approfondie du droit des gens en Islam. Dans le monde islamique, en effet, la conception du monde en Islam est axée sur plusieurs notions: au Dar Al Islam (le monde de l’Islam ou le monde de paix) s’oppose, bien sûr, le Dar Al Harb (le monde de la guerre ou du djihad). Mais il y a aussi le Dar Al Solh (le monde de la réconciliation) et le Dar Al Ahd (le monde de l’alliance), réservés aux États non musulmans qui entretiennent des rapports pacifiques avec l’Islam et aux populations qui ont pactisé avec lui. [On remarquera que les différents auteurs qui se prennent pour des spécialistes de l'islam mentionnenent exclusivement les deux premiers, les deux derniers n'étant jamais, à ma connaissance, cités)]On aurait bien aimé voir l’auteur nous présenter l’impact de cette distribution multipolaire sur le statut du combattant et du non-combattant.

On peut aussi regretter que l’auteur n’ait pas étendu sa réflexion au «droit de New York». Cela, aussi bien au vu des développements récents sur la scène internationale des crises humanitaires et de leur traitement par le Conseil de sécurité, en vertu du chapitre VII de la Charte de l’ONU, que par rapport au débat sur l’établissement de la Cour pénale internationale. Ce dernier se porte sur l’efficacité du droit international humanitaire, grâce à de nouveaux mécanismes de sanction, alors que, comme le note l’auteur, «la Commission internationale d’établissement des faits (…) opérationnelle depuis 1992, et dont la compétence en tant qu’organe d’enquête est plus modeste que la compétence d’un organe juridictionnel, n’a été saisie jusque-là d’aucune affaire» (p. 463).

Mais que l’on se rassure. Ces quelques réserves n’altèrent en rien la valeur des analyses qui constituent un apport remarquable à la réflexion sur le droit islamique de la guerre, en contrepoint avec le droit international humanitaire moderne, sous l’angle de la protection des combattants et des prisonniers contre les effets dévastateurs des conflits armés.

La question est d’autant plus d’actualité qu’elle se pose d’une façon toujours plus dramatique, face au développement fulgurant des armements de destruction massive. D’une manière prémonitoire, Max Huber ne résumait-il pas la situation en ces termes: «Le développement de l’aviation et l’emploi d’armes nouvelles avaient presque effacé, au cours du dernier conflit mondial, la distinction entre combattants et civils (…)», ce fait étant pour l’éminent juriste «désastreux pour la civilisation et pour la vie humaine elle-même» [2]. La remarque est encore d’une actualité brûlante. Et la réponse donnée par la Cour internationale de Justice, dans son Avis consultatif relatif à la licéité de la menace ou de l’emploi des armes nucléaires, ne pourra que prolonger encore, pendant longtemps, la méditation sur cette question.

Habib Slim

Professeur à la Faculté de droit

et des sciences politiques

Tunis

Notes

1. Marcel A. Boisard, L’humanisme de l’Islam, 3e éd., A. Michel, Paris, 1979, pp. 206-214.

2. Max Huber, «Quelques considérations sur une révision éventuelle des Conventions de La Haye relatives à la guerre», RICR, no 439, juillet 1955, p. 431.

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