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Centenaire De La Naissance De Raymond Aron


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Raymond Aron, portrait d'un penseur libéral qui échappe aux classifications hâtives

Olivier Meuwly, essayiste, montre l'actualité de la pensée du philosophe, sociologue et journaliste Raymond Aron, né il y a cent ans, qui n'a jamais hésité à se mettre en porte-à-faux avec son environnement: penseur libéral critique du libéralisme, combattant précurseur contre le communisme, pourfendeur de Mai 68, dont il n'a cependant pas vu l'influence profonde sur la démocratie libérale, il a été un observateur hors pair du XXe siècle.

Olivier Meuwly, Essayiste

Jeudi 3 mars 2005

Voici cent ans naissait Raymond Aron, le 14 mars 1905. Plusieurs raisons expliquent l'importance de l'événement. Pourfendu de son vivant par l'intelligentsia de gauche, qui ne lui avait jamais pardonné son combat précurseur contre le communisme, Aron connaît depuis une dizaine d'années un retour en grâce fulgurant. Mauvaise conscience des héritiers de ses adversaires? Reconnaissance de sa formidable prescience maintenant que le mur de Berlin s'est effondré? Consécration confortable d'un penseur libéral qui s'est toujours montré critique envers le libéralisme? Il serait en tout cas erroné de dénicher une actualité d'Aron dans la perspective d'une quelconque récupération: Aron échappe aux classifications trop hâtives.

Aron s'est en effet toujours distingué par ses talents multiples et il ne fut jamais aisé de l'enchâsser dans une catégorie bien définie. D'abord séduit par le socialisme, durant ses études à l'Ecole normale supérieure, puis rallié au gaullisme, il conservera toute sa vie une attitude distante à l'égard du Général, au parti duquel il n'adhérera que brièvement. Aron est avant tout un observateur hors pair de la vie politique de la seconde moitié du XXe siècle, qu'il analyse sous l'angle des rapports de force économiques, des relations internationales, de la lutte pour la liberté. De la philosophie de l'histoire à la sociologie, du journalisme, pour Le Figaro, à la Sorbonne et au Collège de France, il démontrera toujours un courage indéfectible, quitte à se mettre en porte-à-faux avec son environnement. Opposé à l'utopie marxiste contre ses camarades Sartre et Merleau-Ponty, il défendra la cause algérienne, alors que de Gaulle n'en avait pas encore fait son cheval de bataille, et soutiendra l'OTAN dans un pays peu connu pour son amour de l'Amérique.

Aron est un penseur indépendant, capable d'appliquer sur les phénomènes qu'il analyse des grilles de lecture sans partis pris, issues de sa connaissance approfondie de Machiavel, Montesquieu, Comte, Max Weber, Pareto et, surtout, Marx, qui le fascine malgré son rejet d'une lutte des classes qu'il sait sans fondement, et Tocqueville, son auteur préféré. Cette dernière référence suffit-elle à classer Aron comme un théoricien du libéralisme? Quand bien même il n'aurait sans doute pas accepté cette étiquette sans autre, Aron a bel et bien dressé le cadre conceptuel dans lequel se développera, et s'épanouira, le libéralisme politique dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Son analyse des sociétés industrielles, c'est-à-dire des régimes occidentaux, et de leur contre-modèle soviétique, débouche à l'évidence une vaste réflexion sur ce qu'est le libéralisme. C'est sur cet aspect de la pensée, éminemment actuelle, d'Aron que je me concentrerai.

Aron définit les régimes occidentaux comme des régimes constitutionnels-pluralistes, dans lesquels les partis se livrent une compétition en vue de l'exercice au pouvoir. Ces régimes, par leur nature, appellent l'élaboration de compromis dans le respect de la loi, dans la mesure où ils «tendent à une réglementation pacifique des conflits et à un renouvellement régulier des équipes». En bon libéral, Aron tient au maintien de la distance entre le pouvoir politique, qui s'incarne dans l'Etat, et la puissance sociale. Ainsi est évité ce qu'il considère comme un mal incurable, conséquence inévitable du marxisme: la planification.

Non qu'Aron entende abandonner au libre fonctionnement des forces du marché le jeu politique entre les acteurs qui animent la vie sociale et politique. Dans L'Opium des intellectuels, paru en 1955, son ouvrage phare contre les partisans aveugles du communisme, il se déclare proche des idées de Keynes et, dans son Essai sur les libertés, publié dix ans plus tard, il délivre un sévère réquisitoire contre Hayek, qui commet l'erreur, à ses yeux, de distinguer arbitrairement entre respect des lois et refus de toute forme d'oppression. Pour Aron, toute loi contient par définition un élément oppressif qui peut seul assurer son efficacité!

Son keynésianisme n'aboutira cependant jamais à une politique économique qui se ferme à la réalité du marché, qui ne peut être que capitaliste. Pour marquer son libéralisme, Aron part du débat sur l'opposition entre libertés formelles et libertés réelles, qu'avait formalisé Marx. L'Allemand avait décrété que les libertés formelles, illustrées par les libertés publiques et droits démocratiques classiques n'avaient aucune utilité s'ils n'étaient flanqués de libertés réelles, qui donneraient leur effectivité à ces dernières en les matelassant de droits sociaux et économiques seuls à même d'instituer une authentique liberté.

Aron ne nie pas, et ne niera jamais, la nécessité de certaines libertés réelles; ce sera la concession qu'il fera au socialisme. En revanche, il estime qu'elles doivent demeurer subordonnées aux libertés formelles, qui constituent l'architecture de la démocratie libérale, cadre définitif de la liberté politique. Une prééminence des libertés réelles chères à Marx ne peut, selon lui, conduire qu'à une mainmise de l'Etat sur les activités de la société, sur l'absorption de la société par l'Etat et, enfin, au totalitarisme. En adversaire acharné de tout déterminisme historique, Aron croit les sociétés maîtresses de leur destin: la démocratie apparaît dès lors comme la synthèse entre les libertés formelles et les droits économiques.

Et à la charnière de cette synthèse règne le parlement. Bien que dévalorisé, il reste profondément utile, par la publicité qu'il octroie aux débats, par le recours qu'il offre aux minorités, par le rôle d'examinateur qu'il exerce pour les candidats aux fonctions électives: «Par sa seule existence, le parlement, même abaissé et dépouillé de sa puissance ancienne, suspend sur les maîtres de l'Etat la menace d'un débat public, menace dont on minimise la signification tant qu'elle subsiste mais dont la disparition révèle l'efficacité.» Et qui dit parlement, dit reconnaissance des processus électifs, et donc des partis: sans doute critiquables, ceux-ci assurent pourtant la participation potentielle de tous les citoyens à la vie politique et légitiment la discussion. Quant à l'élection proprement dite, elle insère l'individu dans le corps politique, en organisant sa participation à la gestion symbolique de l'Etat, et préserve la communication ainsi que l'échange entre le pouvoir et les citoyens.

Aron ne perd pas pour autant sa lucidité. Il suit avec inquiétude l'évolution de l'Etat. Régi par les mécanismes de la société industrielle, celui-ci tend à privilégier le rôle du fonctionnaire au détriment du législateur et, au fur et à mesure que ses activités s'étendent et que les règlements prolifèrent, les droits individuels sont mis en danger. Les spécialistes se retrouvent en définitive dirigés par des amateurs: les politiciens. Fidèle à Tocqueville, Aron constate à son tour que, par une sourde fatalité, l'expansion de la sphère étatique ne peut entraîner que son affaiblissement. Dès L'Opium des intellectuels, Aron s'était aperçu que «plus est grande la surface de la société couverte par l'Etat, moins celui-ci a des chances d'être démocratique».

Aron affichera la même lucidité envers les causes de La Révolution introuvable, pour reprendre le titre de l'un de ses essais parus à ce moment, survenue en Mai 68. Il repère avec finesse, derrière les appels anti-rationalistes lovés dans maintes harangues surgies des campus, les influences du romantisme allemand. A travers le refus de toute forme d'autorité, à travers la critique de l'Homme unidimensionnel proférée par Marcuse, il décortique la naissance de la Nouvelle gauche, conglomérat de divers groupuscules allant du trotskisme aux hippies, du socialisme utopique prémarxiste à l'anarchisme. Dès 1969, Aron se demande même comment une partie des réformes réclamées par le mouvement soixante-huitard pourrait être assimilée par la démocratie libérale, comme celle-ci a su intégrer des éléments du socialisme dans sa construction de l'Etat providence.

Cependant, même dans ses Mémoires publiées peu avant sa mort en 1983, Aron ne parvient pas à se départir de l'idée que 68 fut avant tout un «carnaval». Malgré sa pénétrante analyse du mouvement, il ne réussit pas à prévoir l'ampleur des conséquences de 68 sur cet Etat libéral qu'il a si passionnément ausculté. Aron n'a ainsi pas remarqué que 68 s'était révélé comme un puissant accélérateur du phénomène qu'il avait décrit et critiqué: la bureaucratisation de la société. Tandis qu'il avait condamné l'absorption de la société par l'Etat, caractéristique des régimes totalitaires, sociologue qui se refusait à subordonner les mécanismes sociaux au seul fonctionnement de la société n'avait pas imaginé le phénomène contraire qu'inaugurera 68 dans sa quête antiautoritaire: l'absorption de l'Etat par la société dans une société dépolitisée, où l'Etat se confond avec son administration.

Conscient de la nécessité de réformes démocratiques au sein de la société bourgeoise de l'après-guerre, que ce soit au niveau de l'école ou des institutions, Aron ne voit pas que des bouleversements profonds sont en gestation, que derrière la dimension libertaire du mouvement soixante-huitard, c'est la nature même de la démocratie libérale, dans la relation qu'elle revendique entre l'Etat et la société, qui est touchée en profondeur. Aron se heurte ainsi à l'un des problèmes essentiels sur lequel trébucheront tous les penseurs du libéralisme. Comme les autres grands libéraux, sans occulter la dimension «positive» de la liberté, par le truchement de l'action sociale de l'Etat libéral, Aron se réclame en premier lieu de la définition négative de la liberté: l'Etat est d'abord celui qui ne doit pas empiéter indûment sur la liberté de l'individu. Reposant sur ce postulat essentiel, le discours «aronien» échoue pourtant à tracer le cadre de l'action de l'Etat: il admet son action, mais oublie d'en dessiner les limites.

La pensée de Raymond Aron apporte toutefois une contribution importante à la réflexion qu'exige l'Etat moderne. Elle montre que le libéralisme, déconnecté du parlementarisme, n'a aucune chance de s'imposer: par lui est conceptualisée la séparation entre l'Etat et la société et, par lui, les deux sphères peuvent coopérer sans se confondre. Le parlementarisme est dès lors un instrument incontournable pour penser les limites d'un Etat libéral capable de faire triompher les libertés formelles, garantes de la «vraie» liberté, sans étouffer les libertés réelles, sans lesquelles la liberté politique serait vaine et réservée à quelques nantis. Rien que pour cela, l'enseignement de Raymond Aron mérite l'attention de nos contemporains.

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  • 2 weeks later...

Une critique constructive d'Aron, par Mathieu Laine:

http://www.lefigaro.fr/debats/20050310.FIG0165.html

Aron, une attitude libérale

A l'occasion du centenaire de la naissance du sociologue, Le Figaro publie une série de contributions d'intellectuels européens, américains et israéliens et de responsables politiques sur l'héritage aronien.

PAR MATHIEU LAINE *

[10 mars 2005] 

Le centième anniversaire de la naissance de Raymond Aron est célébré par un concert d'éloges et il n'est pas désagréable, pour les libéraux, d'entendre les mérites de l'un des leurs vantés sur des ondes habituellement plus critiques. Raymond Aron avait, à n'en pas douter, une attitude libérale. Il était modeste, vigilant et, surtout, tolérant. Il aimait la liberté et, contrairement à la plupart de ses adversaires, avait le souci du débat honnête, fondé sur une confrontation pacifiée et sereine des arguments contraires. Il a également fait preuve d'une liberté d'esprit et d'un très grand courage à l'heure du marxisme triomphant.

Aron n'est cependant ni Tocqueville ni Hayek. Il a certes démontré une puissance conceptuelle évidente en rebâtissant, par exemple, la philosophie de l'histoire. Il nous a par ailleurs offert un bel exemple d'engagement solitaire contre une pensée dominante et égarée. Il nous a, aussi, livré des outils de vigilance particulièrement utiles pour nous garder des tentations totalitaires. Mais en raison de ses hésitations, de ses contradictions, de ses sympathies keynésiennes (dans sa préface à l'Opium des intellectuels, il s'avouait «personnellement, keynésien avec quelques regrets du libéralisme»), de son scepticisme exacerbé à l'encontre de l'autorégulation par la responsabilité individuelle, de son mépris pour ce qu'il appelait, à tort, «l'économisme» et de sa confiance à peine voilée dans l'intervention de l'Etat providence, son entrée au Panthéon des grands penseurs libéraux n'est pas évidente. Fasciné par le phénomène politique («l'art le plus haut», comme il disait), Aron a souvent recherché la synthèse et l'équilibre là où d'autres pensent qu'ils sont malheureusement impossibles.

Aron n'a, par ailleurs, eu de cesse de qualifier de «dogmatiques» des penseurs qui ont été, en réalité, plus visionnaires que lui. Ce fut le cas de Hayek, qu'il côtoya notamment à Londres pendant l'Occupation. Tout en admirant chez ce grand penseur autrichien des qualités proches des siennes, un profond courage intellectuel et une immense culture il éprouvait une grande réticence pour son courant de pensée. Pour lui, Hayek et ses amis étaient tout simplement des économistes idéologues et fanatiques. C'est ainsi, par exemple, qu'Aron s'est totalement désintéressé des raisonnements qui ont permis aux économistes libéraux, de prouver de manière rigoureuse, dès les années 1920-1930, l'inefficacité des recettes interventionnistes et l'impossibilité absolue de rendre viable une économie socialiste. Certes, ces théories étaient très peu connues à l'époque mais Aron était justement l'un des rares qui y avait accès. Or, bien loin de prendre conscience de leur importance, il a persisté, jusque dans les années 1970, à croire viable un système qui s'est effondré quelques années plus tard, exactement comme l'avait anticipé Hayek.

Aron ne croyait-il pas, finalement, trop en l'Etat et pas assez dans l'homme ? Il est clair qu'il a toujours vanté les mérites d'une économie mixte dont on mesure chaque jour davantage les limites. Il refusait également de rejoindre Tocqueville, qu'il a pourtant contribué à faire connaître, dans sa crainte de la tyrannie douce et aimait à rappeler que «la société française pourrait absorber une dose supplémentaire de social-démocratie sans plonger pour autant dans le despotisme tutélaire». La tendance actuelle à la déresponsabilisation et à la victimisation vient pourtant confirmer la prédiction tocquevillienne.

Aron s'est peut-être laissé trop facilement emprisonner dans un libéralisme strictement constitutionnel et politique. A l'inverse d'un Hayek ou, plus tard, d'un Jean-François Revel, il semble en effet être tombé dans le piège tendu par les «constructivistes» qui, voyant leurs idéologies s'effondrer, ont tenté d'emporter la pensée libérale dans leur chute. Sans doute aurait-il dû profiter de son aura pour dénoncer cette malhonnêteté intellectuelle et alerter l'opinion sur la différence fondamentale qui distingue l'idéologie libérale des autres : alors que le «constructivisme» marxiste ou fasciste et, dans une moindre mesure, l'étatisme contemporain cherchent tous à changer l'homme, le libéralisme cherche au contraire à le respecter. Au lieu de cela, Aron a joué l'amalgame en dénonçant le «dogmatisme» d'une pensée qui s'avère pourtant être la plus pragmatique de toutes puisque son postulat n'est autre que l'action humaine.

Aron porte ainsi, en quelque sorte, une part de responsabilité dans cette étrange exception culturelle qui fait triompher, dans notre pays, la défiance à l'égard de valeurs et de solutions qui, partout ailleurs, ont contribué à un plus grand respect des individus et à une amélioration de leurs conditions de vie.

Il n'en demeure pas moins un intellectuel de grand talent. De ce fait, ses écrits constituent un excellent «sas» entre la pensée unique et une pensée libérale plus profonde, plus cohérente et davantage susceptible d'offrir les outils permettant de construire une société ouverte, efficiente et respectueuse des droits fondamentaux. Les jeunes générations auraient donc tout intérêt à lire ou relire Aron, pour le style, l'intelligence, le témoignage et le sens de l'engagement, mais certains d'entre eux gagneront sans doute à le prendre plus comme une introduction, un tremplin, une invitation paradoxale à découvrir ce que Aron a délaissé. C'est ainsi qu'Aron trouve pleinement sa place dans la galaxie des auteurs libéraux et qu'il sert les intérêts d'un projet de société que notre pays ne pourra que redécouvrir s'il ne veut pas dépérir.

*Avocat, chargé d'enseignement à Paris-II et délégué général de l'Institut Turgot (www.turgot.org).

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Etre un théoricien de l'engagement et ne pas s'engager pendant la seconde guerre mondiale ! Pas étonnant que le gars se soit interrogé sur l'existence. :icon_mrgreen:

Si je ne m'abuse, il n'a élaboré sa position en ce qui concerne l'engagement qu'après la seconde guerre mondiale. Il n'empeche: l'écho qu'il trouve un peu partout continue à me sidérer.

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